Panoplie de la bête dépliée en photographies multiples… Aucune exhaustivité dans cette sélection et dans ce thème abordé ici, mais la proposition d’un parcours devant les visages multiples de la sauvagerie.
Un loup venu des profondeurs. Chétif, déformé, le pelage décharné, un corps roués de coups aux côtes fêlés qui tient avec peine sur une jambe fébrile… La bouche ouverte d’où émergent quelques dents pointues et au-dessus, un regard qui vous fixe avec teneur, un regard qui semble dire « Je suis ainsi. Regarde jusqu’où le visage de la bestialité peut aller ». Dans toute sa représentation fantasmagorique, au portrait presque exact du grand méchant loup dans les cauchemars d’enfants.
Ce chien noir à l’aspect maladif est l’œuvre d’Anders Petersen. Peut-être est-ce le meilleur archétype que nous puissions faire de la bête en photographie ? Il rassemble ce qui forge le terme bête qui vient du latin « bestia » et tirerait son étymologie des mots « belua » et « ferus », dont l’un veut dire « monstre » et l’autre « sauvage, cruel, farouche ».
Apparition
La bête est d’abord un surgissement. Parce qu’elle est sauvage, elle surprend par son passage soudain. Elle est une apparition brutale dans l’ordre calme d’un paysage. Tel est par exemple le célèbre molosse pris par Josef Koudleka dans le parc de Sceaux enneigé. Le chien est une irruption fugace en plein mouvement qui fixe le photographe qui lui-même fixe l’animal. Impossible d’y cerner un regard. Le dogue semble vous scruter, la patte levée, mais vous ne voyez pas ses yeux. Il a le visage opaque, incertain, farouche. Il fait peur parce qu’il est incontrôlable : vous ne savez pas ce qu’il regarde, où il pourrait aller… Il est un corps mouvant et potentiellement dangereux, qui pourrait vous mordre d’un seul bond.
Ainsi, aussi, d’une photographie prise par Santu Mofokeng. Un cheval broutant au milieu d’un bois sombre. Son visage est caché par une touffe d’herbes sauvages et nous ne voyons que le dessin de son abdomen. Sans visage, il devient une forme abstraite qui pourrait avoir la tête d’un monstre et se tourner vers nous avec la menace de nous dévorer. Sa bestialité est renforcée par le territoire dans lequel il se trouve : vagabond, farouche, sombre et inquiétant. Le photographe semble être allé dans un antre où il faut marcher sur la pointe des pieds pour ne pas troubler la tranquillité de son habitant et alors craindre sa réponse furieuse, incontrôlable, cruelle.
Capture
Devant ces forces sauvages, devant ces montagnes de muscles et ces crocs effroyables, nait parfois le désir humain de la capture. Captures photographiques qui révèlent des captures réelles : la bête en prise dans des mains humaines. Ce sont par exemple les chaines qui musèlent les hyènes saisies par Pieter Hugo en Afrique. Dans son travail Hyena, le photographe s’est intéressé aux montreurs de la bête qui trainaillent dans les bidonvilles et terrains vague du pays. La hyène est peut-être l’un des animaux les plus monstrueux qui existe, sorte de chimère qui évoque la laideur du bossu avec son dos courbé et sa tête qui ressemble à celle d’une chauve-souris. Peut-être est-ce la raison pour laquelle elle est susceptible de fasciner au point qu’il y ait un marché des montreurs ?
Encore plus troublantes dans la série Hyena de Pieter Hugo sont ces images non pas de hyènes, mais de singes, pareillement enchaînés. Sur certaines photographies, les macaques sont vêtus de maillots de football ajustés à leur taille, comme s’ils étaient réduits en poupée, en objet de spectacle. Si les photographies de Pieter Hugo soulignent souvent l’incroyable proximité de ces montreurs avec leurs animaux – où se loge sans doute parfois une étonnante complicité amicale – elles n’oublient pas d’appuyer sur la prise que l’homme a sur l’animal, la laisse que le maître tient dans les mains et qui le rend décideur du destin de la bête.
Prison
Cet enfermement que l’être humain fait du sauvage est aussi puissamment montré par Diana Michener dans sa série Anima Animals. Tandis qu’elle est en Inde, fuyant le bruit de la ville, la photographe trouve refuge dans un zoo. Elle s’intéresse alors aux animaux qu’on enferme dans des cages. En rentrant en France, elle poursuit son travail à la ménagerie du Jardin des Plantes et dans d’autres parcs animaliers. Elle nous place dans la position du visiteur qui regarde la bête tourner dans un petit espace. Un léopard qui semble être à l’étroit derrière un grillage, un éléphant qui paraît avoir du mal à respirer dans la bulle minuscule qui lui est dévolue ou encore un lion devant lequel il est difficile de ne pas éprouver une certaine désolation alors que son corps majestueux, habitué à courir dans l’immensité de la savane, reste coincé derrière des barreaux…
Bêtes humaines
A ces regards d’homme sur la bête viennent les regards de l’homme sur sa propre bestialité. Il n’est peut-être pas étonnant que l’image du chien noir maladif dont nous parlions au début de cette petite anthologie vienne d’Anders Petersen. Si les bêtes – au sens littéral – sont très présentes dans son œuvre, la bestialité humaine inonde ses images. Ainsi d’un couple de personnes âgées qui s’embrassent si goulument que nous avons l’impression qu’ils veulent se dévorer, une jeune femme qui mange une glace avec l’avidité d’un fauve qui croque un morceau de viande ou encore une autre jeune femme, échouée au bord d’un lit, les jambes écartées, comme si elle sortait d’un acte sexuel.
Une photographie de la bestialité humaine qui caractérise aussi en partie le travail d’Antoine d’Agata. Dans la veine d’une fragmentation du corps à la Francis Bacon, le photographe puise dans le répertoire de la cruauté. En témoigne par exemple le visage d’une femme plaqué contre le matelas d’un lit, serrant de toutes ses forces les dents comme si elle mordait le vide. Cette photographie d’Antoine d’Agata étire la mâchoire de la jeune femme et en fait une sorte de bête qui hurle de douleur tout en se trouvant elle-même porteuse de cruauté. Tel est aussi le cliché d’un corps nu gisant au bord d’un lit, comme au bord de la mort, dont on ne connaît pas le sexe et dont on ne voit pas le visage, mais seulement un crâne sans cheveux. A côté, les draps rouges sont défaits et forment comme des chaines de petites vagues sur la mer du lit qui témoignent de la violence passée.
A révéler
Mais ces travaux ne jugent pas. Ils n’ont aucune prétention morale. Simplement ils disent cette part de l’être humain que parfois les sociétés tendent à cacher, que les sociétés rejettent parfois, que les sociétés peuvent parfois refuser de voir. Antoine d’Agata le revendique comme un acte politique : « J’ai commencé à raconter une histoire qui va à l’encontre de ce que l’on voit à la télé, qui va à l’encontre des différentes traditions photographiques, et j’ai envie d’aller au bout de cette histoire ; montrer des putes qui jouissent, des criminels gentils, une humanité plus profonde, plus complexe ».[1]
Une bestialité peut-être en condition inévitable, propre à tout être humain et à tout animal. En témoignent les images de Michel Vanden Eeckhoudt qui placent pêle-mêle hommes et animaux dans une relation où il est difficile de discerner qui est l’humain de la bête et vice et versa. Quand les animaux ont un visage d’être humain, les humains ont parfois des visages de bêtes. Il photographie par exemple une tortue dont la tête nous semble familière tandis qu’il immortalise un homme plissant les yeux comme son chien qu’il tient dans les bras et qui lui ressemble étrangement.
Grands singes
Mais le visage humain de la bête atteint sans doute son paroxysme avec les photographies d’Isabel Munoz dans sa série consacrée aux grands singes. Bêtes en voies d’extinctions, célébrés ici par la photographe, ils font penser aux portraits d’Amérindiens qu’Edward Curtis réalisait au début du XXème siècle alors que ces derniers étaient massacrés par les colons américains. Dans les photographies d’Isabel Munoz, il y a notamment un gorille qui nous regarde d’un air étonné, la main sur la bouche, proche de l’expression du penseur de Rodin ; qui nous regarde comme si nous étions un objet de curiosité, une chose qu’il ne comprend pas vraiment ou peut-être tout simplement comme un frère dont il essaye, bon gré, mal gré, de trouver la fraternité – ou la bestialité ?
Jean-Baptiste Gauvin
Jean-Baptiste Gauvin est un journaliste, auteur et metteur en scène qui vit et travaille à Paris.
[1] « Je fais de la photographie comme un alcoolique », entretien avec Frédérique Chapuis in Télérama, 17 novembre 2016.