Ce sont des jours sinistres, Steve Hiett jeudi dernier, Jean Marquis ce lundi et hier Peter Lindbergh. Et demain?
L’édition d’aujourd’hui est dédiée à Peter Lindbergh et Carole Schmitz a partagé avec nous ses conversations avec l’un des derniers rares photographes de génie, universellement respecté et aimé.
Le Sultan a tiré sa reverence par Carole Schmitz
Pour lui le plus important était de créer des images. Peter Lindbergh, un des photographes les des plus demandés et les plus appréciés de la planète mode nous a hélas quitté trop tot. Maître-façonneur d’images, il appartenait au cercle très fermé des quelques dix photographes stars, un statut dont il ne se vantait guère. A nul autre pareil, il ciselait ses sujets avec un œil parfait. Son regard sur les femmes était d’une sensuelle beauté. Sa vision en était actuelle et intemporelle. Venu à la photo par hasard, comme il se plaisait à le rappeler, Peter était avant tout un observateur et aucun détail ne lui échappait. La photo et la mode ne lui sont jamais montées à la tête, bien au contraire… Ouvert, accessible, toujours souriant, c’était un homme d’une incroyable générosité et d’une parfaite lucidité quant au monde dans lequel il évoluait. Pour lui, la création était la naissance de quelque chose qui vient d’un sentiment, d’une émotion ou d’une combinaison d’idées. Ses images à l’atmosphère réalistes célébraient la beauté sans artifice. Pour la plupart déjà iconiques, elles sont et resteront désormais et pour l’éternité puissantes, pleines de contrastes et de mélancolie par instant. Privilégiée d’avoir pu, à plusieurs reprises, rencontrer et échanger avec ce grand Monsieur, je garderai surtout de lui l’image d’un gentleman qui ne trichait pas.
Carole Schmitz : L’ exposition qui vous est consacrée et qui va faire le tour du monde s’intitule « A Different Vision on Fashion Photography », que pouvez vous nous dire sur cette vision différente ?
Peter Lindbergh: C’est Thierry Loriot qui a eu l’idée de cette exposition. Son envie était de montrer une approche personnelle sur plus de trente ans de mode. Je suppose qu’il considérait ce que j’ai fait pendant toutes ces années comme très différents de ce qui se faisait habituellement en matière de photos de mode.
C.S : Qu’est ce qui a initié cette exposition ?
P.L :Je suppose que Thierry Loriot était intéressé par une interprétation différente et consistante de 30 ans ou plus de mode et bien entendu de photographie.
C.S : Sera-t-elle identique dans chaque ville ?
P.L :Cette exposition est sensée être montrée dans 5 à 10 musées à travers le monde et s’adaptant à chaque ville, sera à chaque fois quelques peu différente. Le contenu ne changera pas, seule la scénographie et peut-être l’espace alloué aux différentes
C.S : Vous êtes considéré comme l’un des photographes de mode les plus influents de son époque, que vous inspire le monde d’aujourd’hui ?
P.L :Mon inspiration ne me vient quasiment jamais de la mode, ou disons plutôt, une fois de temps à autre. Je ne vais plus aux défilés depuis plus de 15 ans. Pourquoi me direz-vous ? La raison en est simple, je ne veux pas me laisser influencer par des collections qui changent ou évoluent trop vite à mon gout, comme je le suppose, c’est le cas pour de nombreux autres photographes. J’aime et j’admire l’immense créativité que déploient les designers à chacun de leurs shows, mais je pense aussi que le fait de me tenir à l’écart de tout ceci m’offre une palette d’inspiration beaucoup plus large. Actuellement je suis inspiré par tout ce qui peut m’entourer, une histoire, un poème, une conversation avec quelqu’un qui peut vous apprendre quelque chose que vous ignoriez… etc. Il y a tant de choses qui chaque jour s’offrent à nous, tant de choses qui ne demandent qu’à être découvertes et transformées en quelques choses d’autre. Je pense que le devoir de la photo de mode n’est pas d’aider à vendre des vêtements, mais plus globalement d’inspirer, de parler des femmes, ce qui signifie également, définir ces femmes dans l’époque dans laquelle nous vivons. La photographie de mode devrait être plus étendue que la mode elle même. Pour en revenir à votre question, le monde est rempli d’inspirations de toutes sortes. Les choses les plus atroces auxquelles nous faisons face actuellement, tout à coté des choses les plus belles. Tout à la fois est inspirant.
C.S : Vous sentez-vous davantage photographe ou photographe de mode ? Artiste aussi ?
P.L :Franca Sozzani, directrice de Condé Nast Italie et éditrice du Vogue Italien et depuis trente longues années une de mes proches amis a dit ce qui suit dans une interview qu’elle a donné il y a peu : « Peter est un photographe qui marquera l’histoire de la photographie (pardonnez moi, mais c’est Franca qui dit cela !!!) car il n’est pas rattaché aux tendances, il a sa propre identité. Ce n’est pas un photographe de mode, il utilise la mode pour parler des femmes, ce qui est très différent »… J’acquiesce totalement à ses propos. Et pour répondre à la seconde partie de votre question, à propos du fait de me sentir artiste ou non, je vous propose si vous en avez l’occasion de lire l’interview que j’ai accordé au magazine américain d’art « Art Forum » de mai 2016 (pages 296 à 307 « The new look, Art and fashion Photography »), j’y aborde cette question dans le détail. Comme une boutade ou une provocation même, je dis souvent que je suis photographe de mode… Un qualificatif que bon nombre renient pour se targuer d’être des artistes. Personnellement, je pense que la photo de mode est un véhicule fantastique pour exprimer ce que l’on a envie de dire.
C.S : On vous surnomme affectueusement le « Sultan », d’où cela vous vient-il ?
P.L :Cela date d’une autre époque, lorsque j’ai encore à l’école d’art tout en participant à une exposition de groupe dans un musée allemand. Lorsqu’ils ont imprimé le catalogue, le commissaire d’exposition m’a appelé pour me demander si j’avais un nom d’artiste, et j’ai très spontanément répondu : « Oui, Sultan ». Ce nom m’est resté tout au long de mes années d’artiste, y compris pour mon exposition solo chez « Denise Rene/ Hans Mayer Gallery ».
C.S : Quelle image avez vous de la femme d’aujourd’hui ?
P.L :Lorsque je regarde autour de moi, je suis choqué par ce qui est fait aux femmes aujourd’hui. L’idée de la beauté a été transformée, elle est déconnectée de la réalité et tout signe emmenant d’expériences personnelles ont été gommés pour n’être qu’un masque interchangeable utilisé à des fins commerciales. L’image que j’ai de la femme sur papier glace est horrible. Au fond, je ne sais pas qui decide réellement de l’image à donner de la femme, ni où est leur intérêt… si ce n’est pécuniaire. Et à ce titre tout est aseptisé. Pas une trace de rides ou de vécu… Est-ce cela l’image de la femme que nous devons donner ? Je ne le pense pas. Les femmes sont aujourd’hui coincé par des diktats, elles veulent paraitre jeune à tout prix. Cela me désole, car ce qui fait la beauté d’une femme ce sont justement les empruntes laissées par le temps. Et à titre plus personnel, je pense que la femme est la plus belle des créations. Les femmes sont selon moi bien plus intéressantes que les hommes. Elles sont courageuses, fines, sensibles. Je les adore… D’ailleurs, il m’arrive quelques fois de penser que si j’avais été une femme, je serais lesbienne… (rires). Mais peut-être que si j’en été vraiment une, je ne penserais pas de la sorte !!!
C.S : Qu’est ce que la beauté pour Peter Lindbergh ?
P.L :Je viens de finir le calendrier Pirelli 2017. J’avais une idée très précise du message que je voulais véhiculer à travers ces images. J’ai écrit quelques lignes pour l’expliquer, mais laissez moi d’abord vous raconter ce que nous avons fait. J’ai demandé à 15 actrices dont je suis très proche, si elles souhaitaient participer à ce projet. Les 15 m’ont dit oui et ont donc accepté de se prêter à cette expérience. 15 actrices dont je ne peux hélas pour le moment pas vous révéler les noms. Mais voici le texte que j’ai rédigé et qui figurera en ouverture du calendrier : « En ces temps où les femmes sont représentées dans les médias comme ambassadrices de la perfection et de la jeunesse, j’ai pensé qu’il était important de rappeler qu’il existe une beauté différente, plus réelle et crédible, pas manipulée par la publicité ou n’importe quels autres intérêts, une beauté qui parle d’individualité, de courage d’être soi-même et laisser s’exprimer sa propre sensibilité… »
C.S : Quelles sont vos canons de beauté ?
P.L :C’est une question à laquelle il est bien trop compliqué de répondre tant il y en a…
C.S : Quel est votre regard sur la mode aujourd’hui ?
P.L :La mode aujourd’hui est trop stressante pour les designers. Personne ne peut imaginer 25 collections par ans sans devenir fou sous la pression du succès à la fois artistique et commercial.
C.S : Une tendance de mode qui vous agace ?
P.L :Non.
C.S : Dans une interview, je vous ai entendu dire que le beau est « boring ». Le pensez-vous toujours ?
P.L :Tout dépend dans quel sens est utilisé « beau ». Si cela s’apparente à la sacro-sainte quête de perfection et de jeunesse, je dirais que le « beau » est non seulement synonyme d’ennui mais qu’il est d’avantage encore dévastateur. C’est la beauté faite d’imperfections qui est interessante.
C.S : Vos portraits dégagent une certaine absence d’inhibition et de grâce physique, comment parvenez vous à obtenir ce résultat quelque soit la personne que vous photographiez?
P.L :La réponse est très simple : en étant moi-même et vrai.
C.S : Qui aimeriez vous photographié et qui n’est pas encore passé devant votre objectif ?
P.L :Vanessa Redgrave !
C.S : Vous affectionnez tout particulièrement la photographie en noir et blanc, qui présente près de 60 % de votre travail. Qu’apporte le noir et blanc que vous ne trouvez pas dans la couleur ?
P.L :J’utilise à 75% le Noir&Blanc, mais je dois avouer que la couleur peut souvent être bien plus interessante que le Noir&Blanc. Il y a eu diverses raisons à cela et à différentes époques. Au départ, j’ai aimé l’idée que le Noir&Blanc interprétait la réalité et cela semblait comme être un petit pas vers l’art (rires), mais par la suite il a été plus important pour moi de le ressentir comme plus réel et plus authentique, ce qui du reste est faux. Je me sentais plus proche de la vérité en utilisant le Noir&Blanc, surtout lorsqu’il s’agissait de portraits
C.S : La photographie a beaucoup évolué depuis vos débuts. Quel est votre regard de professionnel sur ces changements?
P.L :La digitalisation a été très positive à bien des égards. Utilisation d’un écran, qui permet à chacun de voir les images en temps réel, un privilège qui jadis n’était réservé qu’au photographe. Ce petit détail finira par « tuer » les photographes et par là même la photographie.
C.S : Depuis le temps que vous travaillez dans la mode, quel regard portez vous sur la mode, et sur la presse aussi ?
P.S :Ca dépend des journaux, mais dans l’ensemble je me rends compte qu’il y a de moins en moins de lieux où je peux encore être l’enfant terrible que j’étais. La consigne aujourd’hui c’est d’être sage, c’est le cas par exemple avec le Vogue américain. Pas avec le Vogue Italie qui est plus pointu. Mais ça m’amuse aussi de faire des photos plus « straight », c’est un exercice de style, d’une certaine manière. En tout cas, je l’assume. Et puis aujourd’hui, les journaux de mode fonctionnent tous de la meme manière, ce qui ne laisse plus vraiment de place aux photos plus personnelles. Il y a quinze- vingt ans, on pouvait s’amuser en travaillant pour certains journaux, je pense notamment à Marie-Claire qui à l’époque était assez pointues, aujourd’hui, c’est terminé ! Quant à la mode, c’est un monde sans pitié, d’une incroyable cruauté, où la pression exercée peut rendre les gens fous.
C.S : Qu’est ce qui est primordial dans votre travail ?
P.L :L’humilité et la vérité.
C.S : Qu’est ce qui vous faire encore courir ?
P.L :Il n’y a rien de plus intéressant que la photographie, mais rassurez-vous, je parle pour moi !
C.S : Quels pourraient être vos regrets, si toute fois vous en avez ?
P.L :La seule chose qui me manque dans la vie c’est le temps, je veux du temps que je peux utiliser pour moi ou pour mes (bientôt) 7 petits-enfants.
C.S : Qui est Peter derrière Mr Lindbergh ?
P.L :Impossible de répondre à cette question étant donné que je suis Peter derrière Mr. Lindbergh et que je ne pense pas l’avoir jamais rencontré !
C.S : Quels sont les 3 artistes contemporains avec lesquels vous échangeriez volontiers votre art ?
P.L :Michael Heizer, Gerhard Richter, Joseph Kosuth.
C.S : Quel est votre devise ?
P.L :« Se montrer tel que l’on est, sans vouloir de manière intentionnelle ou drôle ajuster sa personnalité, est la chose la plus importante qui soit » (Shunryu Suzuki)
C.S : Quel est votre luxe ?
P.L :De pouvoir vivre selon la citation de Suzuki, mais aussi, je dois l’avouer, de posséder un magnifique yacht anglais de 100ft de 1964 dont l’intérieur a été réalisé par mon ami Christian Liaigre.