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Peter Freeman, Inc. : Dove Allouche : Primordial Soup

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Dove Allouche : Vers un nouvel indice du geste

Dove Allouche poursuit depuis une vingtaine d’années ses explorations inter et intrasidérales. Il arpente les abstrac- tions sensibles de l’espace et du temps par différents moyens, à différentes échelles de grandeur et de profondeur, amenant au jour dans ses images de nouveaux indices de perception. Parcourant terre, étoiles, forêts et spectres, vers l’intérieur ou du dehors, il retrouve dans les minéraux des analogies avec nos gestes, passant outre notre vieille idée de l’histoire.

Dove Allouche a installé dans son atelier parisien une maquette de la galerie Peter Freeman à New York. Comme dans une insomnie, il y déplace depuis plusieurs mois positions et interférences des œuvres à exposer.

Les œuvres présentées font le point sur un état de circulation entre l’infini dehors, l’infini dedans et le milieu dans lequel les phénomènes apparaissent à l’image. L’exposition réunit des œuvres issues de trois séries récentes: Absorption Line (2018-2019), tirages photographiques au platine décomposant en dégradés de gris verticaux des signaux lumineux; Repeint (2019-2021), tirages photographiques agrandissant des prélèvements effectués dans l’épaisseur de primitifs italiens du Louvre, I.R (2016-2018), choisis pour l’exposition parmi 153 dessins réalisés à l’oxyde d’argent à partir du corpus entier des 153 négatifs sur plaque de verre laissés par Isaac Roberts, qui furent la première tentative de fixer photographiquement la surface des astres (1883-1885).

Absorption Lines et Repeint déclinent chacune une distance indicielle à l’objet montré et procèdent d’un grossissement du minuscule ou d’un rapprochement du lointain par les voies de l’optique. Ces points de vue sont rendus possibles par les instruments qui ramènent les objets visés dans le champ du visible (télescope, microscope) et par la photographie qui donne l’image de référence en même temps qu’elle permet de les ramener sur un plan commun: tirées aux mêmes formats, les photographies d’objets microscopiques présentent des qualités sensiblement équivalentes à celles d’objets immenses réduits aux dimensions de l’image photographique, non loin d’Héraclite qui trouvait au soleil la largeur d’un pied.

Pour Dove Allouche, rendre visible ce que l’on ne voit pas ne consiste pas à chercher un au-delà qui se tiendrait ailleurs. Plutôt qu’une métaphysique, c’est une physique des corps qui détermine le rapport à l’objet et oriente le processus de révélation des images. C’est en appliquant un filtre à ce qu’il ne voyait pas encore qu’il découvre et ajuste l’échelle de visibilité qui obtient dans la nouvelle image ce qui n’apparaissait nulle part.

Pour ce faire, il se rend sur les sites pressentis, au bout du monde si besoin ou par descente au microscope, le plus souvent accompagné de ceux qui introduiront le mieux l’axe de recherche. Il précise alors objet, cadre, ligne d’action, protocole et modalités de réalisation des images. Ici, avec les Repeint, prélèvements en laboratoire de particules de Vierges, soumission de ces particules à l’optique, analyse sous différents angles, choix des fragments qui porteront l’idée, réflexion sur le passage à l’image, essais de tirage à plusieurs échelles, jusqu’à l’obtention comme par alchimie de nouveaux indices aux confins de la physicité des corps.

Voici en quoi consiste cette alchimie et ces indices. Les fragments prélevés dans l’épaisseur de la peinture retrouvent sous l’objectif des qualités qui rappellent visuellement leur origine picturale : étendue, granulosité variable, sédimentation des couches. Dans la profondeur du geste réduit à un point, nous retrouvons visuellement des indices du mouvement entier. Grossi un million de fois, le fragment de peinture évoque encore la lente constitution couche après couche de la peinture, laissant imaginer hésitations et relâchements des gestes d’application de la couleur. La peinture à ce point ne s’est pas appliquée de manière égale et uniforme. On décèlle dans l’infime des micro-arrêts, des hésitations, des reprises, comme si le geste pouvait se subdiviser indéfiniment et chacun de ses moments constituer un aperçu de son code génétique. On voit distinctement que le geste, traversé à chaque micro-moment d’une multitude d’inflexions, d’accélérations, de ruptures, recèle la pensée entière.

La temporalité d’un geste peut se lire dans l’étendue d’un corps, même minuscule. A ce point limite de la matière informée s’éprouve sensiblement l’impression d’une zone frontière vers l’indifférenciation de l’espace et du temps, comme s’ils formaient à l’horizon la circonférence d’un même cercle. Cette indissolubilité résulte d’un processus de réduction récurrent dans la démarche de Dove Allouche : qu’elles soient spatiales ou temporelles, les distances sont ramenées à une dimension commune indexée sur la perception du proche. Ainsi réduites, les distances à l’ère géologique (au plus loin dans le temps), à la surface des astres (au plus loin dans l’espace) ou à la profondeur d’une particule tendent à s’assimiler dans un même corps, qui est aussi celui de l’image. On comprend mieux comment la notion d’année-lumière peut exprimer une distance spatiale avec une unité de temps.

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Quand plus d’un siècle après Isaac Roberts, Dove Allouche prend ces photographies pour modèle de ses dessins, il dessine ce qu’il a sous les yeux, à savoir nullement un astre mais ce qu’il voit dans une image de 10 x 10 cm, distanciée de son modèle et marquée par les émulsions et les stigmates du temps. On perçoit dans ces derniers la résistance qu’opposent les accidents aux quasi-monochromes, accentuée et comme révélée par leur reprise dans le dessin. C’est cela qui fait image, cette insistante revisitation de l’apparent, la répétition d’un geste qui semble avoir pour fin secrète de ritualiser l’épreuve de la différence des images d’avec leur motif ou propos, comme on répéterait indéfiniment : je ne suis pas celui que je suis.

Suivent quelques réflexions sans ordre démonstratif pour aller à rebours vers la genèse de ses images :

Sur les nébuleuses d’Isaac Roberts : quand s’invente la photographie et ses usages possibles, fixer la surface des astres sur une plaque de verre, c’est instaurer un nouveau rapport entre ce que l’on ne voyait pas et ce qui devient visible. Mais ce qui devient visible c’est moins le réel que l’on imaginait montrer que ce qui advient avec l’image elle-même. Isaac Roberts cherche à photographier la surface des astres et n’obtient longtemps que des vues qui n’atteignent pas la distinction. Au lieu d’un objet discernable, on trouve une parcelle d’atmosphère ramassée en nuances de gris, un voile qui ne libère pas ce qui est cherché. Seule est nettement lisible l’écriture qui vient après coup préciser date, latitude, longitude et temps universel du point de vue. Il est notable qu’Isaac Roberts renouvelle cependant 153 fois l’expérience, continuant de balayer méthodiquement le ciel et d’en consigner les morceaux comme ceux d’un puzzle d’une grande nuit.

Les 153 morceaux de ciel donnent un point de départ à Dove Allouche. Les images échouées deviennent l’objet et déplacent celui d’Isaac Roberts. Il n’est plus question des astres que l’on ne voit pas mais d’un projet de dessin. De quelque sujet qu’il s’inspire ou qu’il vise à une reproduction fidèle, le dessin s’émancipe de l’extériorité de son modèle et devient à lui-même son propre objet, avec son espace, sa temporalité, sa singularité. Si bien que l’apparente ressemblance qui le lie à son origine n’est jamais qu’une évocation et montre plutôt la séparation de tout objet d’avec les intentions qui le motivent

Si même nous pouvions voir ce que nous avions l’idée de voir, ce n’est pas là que nous trouverions ce que nous cherchons (dans les images).

Dove Allouche entre dans l’image comme dans l’épaisseur du temps. Il n’y a pas pour le dessin de matière ou d’événement quelconque. Chaque chose, fût-ce une trace de graisse, est conduite avec minimalisme à un point d’égale présence. Une photographie manquée et altérée peut constituer le modèle d’un dessin abouti.

Dove Allouche déconstruit et reconduit nos perceptions à des éléments premiers, entre émancipation du temps et appartenance au présent. J’entends dans le sous- texte des images : diminution du nombre des espèces, augmentation de l’entropie, éclipse de soi. Analogies troublantes entre des états du visible, des échelles d’espace et de temps, des perceptions télescopées : préhistoire, ère minérale, premières formes de vie, différenciation des espèces. Je vois présider aux grands axes de son travail  sans jamais entrer dans une écologie frontale cette intuition d’analogies entre des états de monde, avec des cibles placées dans le grand lointain, si éloignées qu’elles conjurent la panique d’appartenir à notre temps. Dove Allouche tire des lignes interrogatives, établit des champs perceptifs, des corrélations visuelles, par des retours réguliers aux éléments premiers, fussent-ils réels, rêvés ou stupéfiés. Il suit le fil de ces éléments et des corps qu’ils forment, la succession discontinue de leurs accidents. Ce faisant il se tient et adhère à la consistance du lien entre ce que l’on voit et ce que l’on ne voit pas, assez pour soutenir et maintenir des années durant le transfert d’un plan vers un autre comme on déplacerait pierre par pierre une montagne d’un site vers un autre ou comme on tirerait dans les étoiles.

La distance à soi est aussi incommensurable que celle qui nous sépare des étoiles.

Tristan Cormier

 

Dove Allouche : Primordial Soup
13 janvier – 26 février 2022
Peter Freeman, Inc.
140 Grand St, New York, NY 10013
www.peterfreemaninc.com

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