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Paul Senn, un reporter suisse de la guerre d’Espagne aux camps français

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Mais qui est donc Paul Senn ? Avec son œil acéré, il témoignera durant deux décennies, de 1930 à 1950, d’une époque tragique pendant laquelle vont se mettre en place le fascisme et le nazisme, puis d’un après-guerre dont il tirera des lueurs d’espoir. Ce photographe suisse tout terrain consacrera sa courte carrière à la presse magazine de son pays. Il n’est pas un reporter de guerre mais plutôt un « reporter humanitaire », un photographe humaniste surtout. Il est connu en Suisse mais absolument pas en France et encore moins en Espagne.

Dans les années 1930, sur fond de crise économique, d’affrontements sociaux et de violences politiques, les photographes suisses, au premier rang desquels Paul Senn, rendent compte de l’actualité, Rolleiflex et Leica en main, pour une presse illustrée très dynamique. C’est l’âge d’or du photojournalisme en Europe et la Suisse y prend sa place. Nous sommes loin de l’image d’Épinal des sports d’hiver et des lacs majestueux, du chocolat et des meules de fromage. Paul Senn, au début de sa carrière, photographie avec empathie les travailleurs aux champs ou à l’usine, mais aussi une manifestation ouvrière à Genève en novembre 1932. Réprimée par l’armée, elle dégénère en un bain de sang : 13 morts et 65 blessés. Ses reportages sur les enfants abandonnés, placés dans des foyers ou chez des paysans et qui vivent dans des conditions indignes, font scandale.

Il parcourt l’Europe, avec déjà une prédilection pour l’Espagne où il se rend plusieurs fois avant le déclenchement de la guerre civile. Infatigable soutien des victimes de la guerre et de l’exil espagnol, il y retournera sous les bombes, en 1937, aux côtés de ses amis de l’Ayuda Suiza, une organisation méconnue dont l’histoire préfigure l’humanitaire moderne. Il sera aussi le témoin de l’exode de l’armée française vers la Suisse en juin 1940, un épisode peu connu. À partir de 1945, il traquera aussi la joie de la Libération et la reconstruction dans le monde entier. En France, en Italie et beaucoup aux Amériques, qu’il parcourra longuement du Canada au Mexique, en s’attardant aux États-Unis dont le dynamisme et les couleurs le fascineront.

Les reportages qui font l’objet de l’exposition du Mémorial du Camp de Rivesaltes et que l’on retrouve dans le catalogue, sur la Retirada à l’hiver 1939 et son travail extraordinairement émouvant sur les camps d’internement sous le régime de Vichy en 1942, permettent de découvrir un reporter important pour l’histoire du photojournalisme mais aussi pour l’histoire de l’Espagne. On peut comparer Paul Senn à David Seymour-Chim, pour sa manière de photographier les enfants et le cadrage très particulier du 6X6 qu’il maîtrise parfaitement. À Roger Schall, pour sa technique sophistiquée et la variété des sujets qu’il traite dans la presse magazine. On pourrait même parler de « Capa suisse » au sens où il pratique ce que le frère de Robert Capa qualifiait de concerned photography, traduit en général en français par « photographie engagée ». Comme Capa, il publie dans la presse illustrée de son pays des reportages à connotation sociale. Comme Capa – ou David Seymour-Chim –, il travaille au cœur de la tragédie espagnole avec des organisations de soutien à qui ses photos servent à lever des fonds. Comme Capa, il fournit photos et textes aux journaux. Dans le numéro spécial du Zürcher Illustrierte, du 18 juin 1937, au milieu des doubles pages occupées par les reportages de Paul Senn, ZI publie aussi une double page de photos de Robert Capa. Paul Senn a-t-il rencontré Robert Capa à la frontière française ? Il y a au Perthus plus d’une centaine de journalistes et de photographes le 28 janvier 1939, mais Capa, tout comme Chim, ne sont pas à cet endroit précis ce jour-là. Ils ont pu se rencontrer dans les jours suivants.

C’est en préparant un article pour Le Monde sur l’inauguration du Mémorial du Camp de Rivesaltes que j’ai croisé Paul Senn pour la première fois, c’était en 2015. Pour illustrer le dossier, l’iconographe du journal me signale un site qui présente les photographies d’un certain Paul Senn, un Suisse qui séjourna au camp de Rivesaltes début 1942 pour réaliser un reportage pour la presse helvétique. Pour aller plus loin, je suis allé voir les archives de Paul Senn conservées à Berne. Comme tous les trésors en Suisse, ces archives sont installées dans un abri antiatomique, celui du musée des Beaux-Arts. On y accède par un ascenseur. Deux étages plus bas, derrière une énorme porte blindée, scellés dans des boîtes d’archives grises dorment des dizaines de milliers de négatifs. Au fil des décennies plusieurs équipes d’archivistes ont essayé de mettre de l’ordre dans ce travail. Markus Schürpf dirige depuis vingt ans le site photoCH (https://fr.foto-ch.ch/#/home), une énorme base de données qui répertorie le travail des photographes suisses. Il y intègre les images de Paul Senn et a organisé plusieurs expositions importantes en Suisse sur ce photographe.

J’ai repensé à ces photos très fortes et très émouvantes en lisant le témoignage de Friedel Bohny-Reiter, une infirmière suisse présente à Rivesaltes entre novembre 1941 et novembre 1942. Ce texte a été découvert par une historienne suisse, Michèle Fleury-Seemuller, et publié sous le titre Le Journal de Rivesaltes 1941-1942. Avec des mots simples et des phrases implacables, Friedel décrit le quotidien du camp, la misère et la peur de l’avenir, le froid de tous les instants, le vent qui gifle, la faim qui tenaille, et surtout les mille et une ruses pour empêcher la déportation des enfants juifs, y compris en cachant cette action aux autorités de la Croix-Rouge qui préconisent « une stricte neutralité ». En lisant ses modestes relations quotidiennes, on ressent ce qu’elle a vécu comme si on était dans le camp. Les images de Paul Senn provoquent exactement la même sensation, elles font froid dans le dos, littéralement. Ce témoignage retrouvé et ces photos redécouvertes apportent au mémorial de Rivesaltes, monolithe de béton de Rudi Ricciotti, de la chair et du sang. Les mots de Friedel Bohny-Reiter et les photos de Paul Senn témoignent à jamais pour tous les enfants emprisonnés, affamés, maltraités, assassinés, hier, aujourd’hui et demain.

Michel Lefebvre

 

Paul Senn
Jusqu’au 3 novembre
Mémorial de Rivesaltes
Avenue Christian Bourquin
66 600 Salses le Chateau

http://www.memorialcamprivesaltes.eu/

Le catalogue de l’exposition est publié aux éditions Tohu Bohu.

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