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Paul Correia

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Les bergers nomades du Kelmend

Pour la sauvegarde d’un patrimoine culturel en danger

Au cœur des montagnes albanaises, niché entre des sommets escarpés et des vallées verdoyantes, se trouve le Kelmend, un royaume où le temps semble s’être arrêté. Ici, parmi les échos de traditions ancestrales, les bergers du Kelmend, aux visages burinés et aux mains hâlées par le soleil, orchestrent une danse intemporelle avec la nature, leurs vies intimement liées au rythme des saisons.

Cependant, leur existence ne tient qu’à un fil, au bord du précipice du changement alors que l’Albanie s’engage sur la voie de l’intégration européenne. Le spectre de la modernisation plane, menaçant d’engloutir leur mode de vie ancestral, leur profond lien à la terre et leur patrimoine culturel irremplaçable.
J’ai récemment eu le privilège de m’immerger dans ce monde extraordinaire, d’être témoin de leur résilience, de leur esprit inébranlable et de leur connexion profonde à la terre. Leurs histoires, gravées dans les épreuves et la détermination, ont trouvé un écho profond en moi, déclenchant un désir ardent de préserver ce mode de vie en voie de disparition.

Tout a commencé par un message désespéré de Martine Wolff, une amie ethnologue passionnée par la culture albanaise et farouche défenseuse des minorités ethniques :

« Paul, j’ai besoin de ton aide de toute urgence. Viens photographier les bergers du Kelmend avant que leur mode de vie ne disparaisse à jamais. Nous devons capturer leur culture unique avant qu’elle ne s’efface. C’est notre responsabilité de partager ce patrimoine millénaire avec le monde entier et de faire inscrire la transhumance et les savoir-faire pastoraux sur la Liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO. Je travaille sur le dossier et j’ai besoin de ton expertise… »

Ingénieur et photojournaliste retraité, j’ai dédié une partie de ma vie à documenter des causes humanitaires et environnementales à travers le monde. Aujourd’hui encore, je suis parfois appelé à témoigner de situations urgentes.
Répondant à l’appel urgent de Martine, j’ai embarqué mon matériel photo dans mon fidèle combi VW California et pris la route vers le Kelmend. Avec mon épouse, nous avons passé près de trois jours à traverser une bonne partie de l’Europe avant d’atteindre enfin la vallée du Kelmend en Albanie. C’était mon troisième voyage en Albanie. En 2010, lors de mon premier voyage, j’avais été frappé par l’atmosphère hors du temps qui régnait dans ce pays. En franchissant la frontière avec le Monténégro, la route cédait soudain la place à une piste chaotique où se côtoyaient Mercedes d’un autre âge, ânes et piétons, dans un ballet improvisé entre flaques boueuses et débris de toutes sortes.
Aujourd’hui, le paysage a radicalement changé. Un ruban d’asphalte noire et lisse nous accueille, symbole d’un progrès inexorable. Mais en remontant la vallée du Kelmend sur une route flambante neuve, autrefois impraticable aux véhicules ordinaires, j’ai pris conscience de la transformation en cours, des défis et des menaces qui pèsent sur les modes de vie ancestraux.
Martine m’expliquera plus tard que cette route a créé des défis importants pour la transhumance. Auparavant, les bergers pouvaient emprunter librement la piste, s’adaptant aux conditions météorologiques pour déplacer leurs troupeaux vers des pâturages plus élevés et descendre aux premières neiges. Désormais, leurs déplacements doivent être minutieusement planifiés à l’avance, en coordination avec les fermetures de routes. Tous les bergers doivent monter et descendre avec leurs animaux en même temps, quelles que soient les conditions météorologiques.
Pendant plusieurs jours, je me suis immergé dans la vie de cette communauté remarquable, vivant en harmonie avec la nature et en totale autonomie. J’ai partagé leurs repas frugaux, écouté leurs récits ancestraux et admiré leur savoir-faire ancestral. J’ai compris l’urgence de préserver ce mode de vie unique, menacé par l’ouverture de l’Albanie à l’Europe et les projets d’infrastructure qui en découlent. Ayant enduré près d’un demi-siècle d’isolement et d’autosuffisance, l’Albanie aspire ardemment à rejoindre maintenant l’Union européenne, souvent au détriment de son héritage ancestral unique.
Si ces changements sont légitimes et nécessaires au développement du pays, ils ne doivent pas se faire au détriment de ce riche patrimoine culturel. Des mesures de protection doivent être mises en place pour préserver l’identité et les traditions des bergers du Kelmend, pour que leur voix continue de résonner dans les montagnes albanaises et que leur savoir-faire ancestral ne tombe pas dans l’oubli.
Mes photos, principalement axées sur le mode de vie de cette communauté, ont servi à Martine pour présenter le dossier albanais au côté de neuf autres pays, dont la France. Une première victoire vient d’être obtenue avec l’inscription sur la Liste du patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO de « La Transhumance, déplacement saisonnier de troupeaux ».
La lutte continue pour Martine afin de préserver le mode de vie des bergers du Kelmend, menacé par l’intégration de l’Albanie à l’UE et les exigences strictes des critères de Maastricht qui deviendront alors prioritaires pour le gouvernement albanais. Bien d’autres défis et dangers se préparent également. Alors qu’il y a seulement quelques décennies, personne ne pouvait entrer ou sortir du pays, en 2024, près de 20 millions de visiteurs sont attendus, soit plus de cinq fois la population d’Albanie. Que deviendra ce mode de vie ancestral lorsque, comme le prévoit le gouvernement avant la fin de cette décennie, le pays sera devenu l’une des dix destinations les plus prisées au monde?
Paul Correia

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