Même si la lumière du jour fait naître un arc en ciel de couleurs sous le soleil, lorsque la nuit tombe, le fond noir convoque de nouveaux contrastes. L’éclat orange qui émane d’une porte ouverte dans une rue sombre, évoquant la vie nocturne qui s’y déroule derrière, le vacillement de la télévision d’un insomniaque observé à travers une vitre au petit matin, les insignes au néon qui vrombissent dans une économie de nuit, tout conspire à éveiller l’imagination du photographe Magnum Patrick Zachmann, qui parle ici de ce qui le motive à prendre des photos la nuit, et de la façon dont les entrailles nocturnes de la Chine l’ont entraîné à se mettre à la couleur.
J’ai toujours été attiré par les atmosphères nocturnes. Comme de nombreux autres photographes je suppose, j’aime l’univers de Brassaï et de Weegee. Par le passé, j’ai photographié en noir et blanc de nombreux lieux du monde de la nuit. Aujourd’hui, c’est avec la couleur que je l’explore, en restant éveillé jusqu’au matin dans les métropoles, même si je ne suis ni somnambule, ni insomniaque, ni même quelqu’un qui vit la nuit Pour le dire simplement, j’aime photographier les atmosphères et les éclairages nocturnes. J’aime les couleurs artificielles, une lumière sur un visage, et même une ombre projetée sur un mur qui devient alors un écran.
Mes photos quittent le reportage pour rejoindre l’impressionnisme. Laide et grise pendant la journée, la ville devient la nuit séduisante, ou parfois effrayante. Chaudes ou froides, les lumières changent, devenant un mélange de teintes plein de grâce. Elles rendent les visages lisses, fondent les âges, brouillent les signes d’appartenance et laissent apparaître les silhouettes éclairées par un réverbère ou des phares de voiture.
Ces photos ne montrent pas une vie nocturne particulière mais plutôt certaines ambiances qui se rapprochent du cinéma, à travers des marches et des errances nocturnes de Paris à Séoul, de Londres à Rio de Janeiro, sans oublier Amsterdam, Barcelone et même Bamako. Le photographe se retrouve partagé entre le désir d’entrer dans l’intimité des autres et celui de garder la distance nécessaire qu’implique la photographie.
Dans le rôle de l’observateur, il se positionne lui-même en marge du monde qu’il analyse. Observant en solitaire la ville plongée dans l’obscurité, il hésite entre pénétrer dans le monde de la nuit ou rester en dehors. Mes photographies sont l’histoire de cette double attraction.
Entre 1982 et 1990, quand je prenais des photos en Chine, il n’y avait aucune vie nocturne. Ou, pour être plus précis, la vie nocturne existait, mais elle était secrète, cachée, sous-terraine. Aujourd’hui, tout se passe en plein air : partout, les villes chinoises vivent la nuit. Les gens vont à la ville pour travailler toute la journée avant de s’amuser le soir, jusqu’à ce ne plus en pouvoir.
Volontairement ou non, les jeunes femmes des provinces les plus pauvres deviennent souvent des hôtesses, des masseuses ou des prostituées. Elles habitent et animent le monde de la nuit, perçu comme un « vice » de la société occidentale, attirant des armées d’hommes d’affaire, de nouveaux riches et de jeunes gens. Vibrante et éclatante, la vie nocturne de la Chine m’a motivé à rester debout tard – même si je ne vis pas particulièrement la nuit –, et à commencer à travailler en couleur. Je voulais saisir les jeux de lumières sur les gens et la ville de façon impressionniste, donner cette vision de la Chine, passée du « costume Mao », triste uniforme bleu-gris, à un monde de couleurs vives et extravagantes.
Loin du reportage, cette série est également influencée par les notions de territoire et d’identité : une identité nocturne qui se situe dans le transitoire et dans le caractère flottant du moment.
Patrick Zachmann
Patrick Zachmann est un photographe Magnum qui vit à Paris, en France.
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