Paris Photo lance cette année le secteur Voices qui met en lumière une sélection d’artistes ou de galeries à travers le regard d’un.e commissaire d’exposition. Trois commissaires ont été invités à concevoir une proposition autour d’une thématique de leur choix : la fondatrice de FotoMexico Elena Navarro a imaginé un projet autour de la photographie latino-américiane, Azu Nwagbogu, fondateur et président du Lagos Photo Festival explore la manière dont les artistes se réapproprient les archives tandis que l’autrice et commissaire indépendante Sonia Voss s’intéresse à la chambre comme plateforme d’expression et ce au prisme de la scène d’Europe de l’Est et du Nord après la guerre froide.
Votre proposition s’intitule Quatre Murs, quelles sont ses thématiques ?
Je m’intéresse depuis un certain temps à la manière dont les systèmes coercitifs de l’Europe de l’Est et du Nord dans les années 1970-1980 ont conduit les artistes à développer des stratégies très axées sur l’intime et l’espace domestique. Ces espaces, souvent restreints, ont été transformés en véritables lieux de création grâce à la liberté intérieure et à l’imagination des artistes. C’est quelque chose que je trouve très fort et qui continue à frapper aujourd’hui, de manières très diversifiées d’un pays à l’autre. Nous avons travaillé avec les galeries participantes pour mettre en lumière des figures parfois encore méconnues du grand public et qui racontent ces formes de création, ces stratégies bien spécifiques à ces territoires. Par ailleurs, nous ne voulions pas enfermer ces positions historiques dans le passé mais au contraire montrer comment elles continuent à influencer la création contemporaine, en créant des passerelles entre le passé et le présent.
Quels sont les pays représentés ?
Il y a d’abord l’Ukraine avec la galerie Alexandra de Viveiros, très attachée à la défense de l’école de Kharkiv depuis plusieurs années. La galerie Anca Poterasu représente la Roumanie avec la photographe Aurora Király et le collectif de cinéastes expérimentaux kinema ikon qui existe depuis les années 1970. La République tchèque est présente avec Fotograf Contemporary qui montre deux femmes, Libuše Jarcovjáková et Markéta Othová. La galerie Monopol fait dialoguer un artiste polonais Zygmunt Rytka et une artiste est-allemande, Gabriele Stötzer. Enfin, Kaunas Photography réunit plusieurs photographes lituaniens. Ces trois dernières participent pour la première fois à Paris Photo. Une des raisons d’être de Voices est en effet d’ouvrir les portes à de nouveaux acteurs.
Tous ces artistes sont liés par des stratégies visuelles venant détourner les systèmes coercitifs dans lesquelles elles ont émergé. Vous mentionnez dans votre texte d’introduction « la souveraineté de leurs corps, l’imagination et, souvent, l’humour » avec lesquels ils font face aux restrictions de liberté. Cela passe notamment par la mise en scène, les jeux de composition, l’intervention sur l’image, la transcendance du quotidien… Ces stratégies sont-elles communes à l’ensemble des pays ?
Plus on explore les photographies de ces pays, moins on a envie de les réunir sous une même étiquette. Chaque pays a une histoire différente : je pense aux événements historiques mais aussi à l’histoire de la photographie. En Allemagne de l’Est, les artistes d’avant-garde ont quitté le pays dans les années 1930 et la photographie s’est construite sans le socle de cette avant-garde. En République tchèque ou en Pologne, elle est au contraire très présente tout au long de l’histoire du XXe siècle. D’un autre côté, on a des pays qui ont été plus fortement marqués par les traditions documentaires humanistes, comme la Lituanie. Il y a donc des traits communs évidents, liés à des expériences humaines partagées par les différents pays du « bloc de l’Est » mais également des traditions visuelles propre à chacun.
Comment percevez-vous la place de la photographie d’Europe de l’Est et du Nord sur le marché international ?
Ces dernières années j’ai pu observer la présence croissante de galeries de cette région sur le marché. Les institutions sont en tout cas de plus en plus intéressées par ces pays. Le Centre Pompidou notamment a fait beaucoup d’efforts pour intégrer ces territoires à ses collections. Les collections américaines sont aussi très attentives à ces chapitres de l’histoire de la photographie.
Pouvez-vous nous présenter certaines des œuvres du parcours ?
Je peux vous parler de Roman Pyatkovka qui est représenté par Alexandra de Viveiros et dont le travail donne un bel exemple de la façon dont ces artistes on fait de leur espace intime, leur « chez-soi », un terrain d’expérimentation, un laboratoire. Pyatkovka a réalisé des photographies expérimentales à partir de corps nus — dont la représentation était interdite à l’époque — sur lesquels il a projeté des images de parades officielles soviétiques. Depuis sa chambre, il a créé un monde à plusieurs couches, combinant des expérimentations formelles audacieuses et une critique ouverte du régime. Un autre exemple marquant est le travail de Libuše Jarcovjáková, que certains ont pu découvrir aux Rencontres d’Arles en 2019. Elle a longtemps vécu et travaillé en marge de la société tchèque. L’espace domestique qui était pour elle un espace de repli est devenu un théâtre de l’intime où elle se mettait en scène avec ses amis, dans la simplicité et l’exubérance de sa vie privée.
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