Exposée pour la première fois en France, cette série de photos réalisée entre 2012 et 2014 par Dolph Kessler, photographe documentaire hollandais, nous raconte Lviv, une villle au nom difficilement prononçable, située tout à l’ouest de l’Ukraine, presque à la frontière polonaise. Portés par une histoire chaotique, 700 000 habitants y vivent dans un décor riche et élégant qui rappelle celui de Paris et de Vienne mais avec un passé aussi dramatique que celui de Berlin. La richesse de son histoire politique et culturelle fait d’elle une ville particulière où la population reprend ses droits après tous les bouleversements de l’après-guerre.
Fasciné par les vieux trams de l’ère soviétique, voués à être remplacés entre autres par les nouveaux petits bus jaunes – les marshrutka –, Dolph Kessler est allé à la rencontre de leurs passagers.
On pense à la célébrissime image que Robert Frank prit en 1955 à la Nouvelle-Orléans et qui figure en couverture de la réédition des Américains : les passagers d’un tramway, dont les silhouettes se détachent dans l’obscurité, fixent le photographe. Le véhicule est à l’arrêt et le double cadrage – celui de la photo et celui des montants des fenêtres du véhicule – transforme ces individus en protagonistes d’une histoire singulière, d’une mini-société régie par ses propres lois. Comme l’affiche d’un film ou le bréviaire d’introduction à un territoire étranger.
On est frappé par la même sensation mêlée d’intrusion et de fiction dans les images de Dolph Kessler. Les passagers des trams ou des bus de Lviv y sont changés en autant de groupes, de familles, de clans, dont les portraits défileraient sous nos yeux. La lumière blanche découpe des profils à la manière de la peinture flamande. Les postures, les visages altiers ou intrigués, la neige qui balaye le paysage au dehors, la multitude intimidante des regards fixés sur nous, tout cela précipite le spectateur dans un monde clos.
Parfois, c’est un jeune soldat en uniforme dont le visage surgit dans l’angle, tandis que deux poings inquiétants sont fermement agrippés à la barre, comme lors d’un interrogatoire musclé. La vitre préserve le secret autant qu’elle nous protège de l’action. La frontière qu’elle offre est ambiguë ; la buée qui s’y forme ménageant des zones troubles donne à certains des passagers le loisir de nous observer sans être vus.
Qui sont ces passagers? Ils semblent n’être les membres d’aucun groupe particulier, ni d’aucune famille. Ce sont juste des gens qui vont et viennent dans la ville. Leur seul point commun est d’en être les habitants. Mais habitants d’où? De Lviv? Lvov? Lwow? Leopolis? Lemberg? A-t-on jamais vu un endroit changer si souvent de nom? Les images que Kessler prend de cette ville d’Ukraine, qu’il découvre par hasard en 2012, soulèvent à peine le voile. Il y a bien ces petites églises orthodoxes devant lesquelles on vient se confesser aux beaux jours, ces synagogues à l’abandon, ces souterrains regorgeant de vieux manuscrits témoignant d’un passé faste et multiculturel. Il y a ces habitants qui conservent chez eux, comme des reliques, leurs portraits noirs et blancs d’une autre époque…
De fait, c’est bien à une interrogation sur la mémoire que cet ancien urbaniste nous convie ici. La ville qu’il nous montre est épargnée par la mondialisation commerciale à l’œuvre partout ailleurs dans les grandes villes d’Europe. On entrevoit une cité élégante tout autant qu’un autre vestige de cette Europe post-soviétique. Ayant pour particularité de n’avoir jamais été bombardée lors de la deuxième guerre mondiale, son décor semble y demeurer sous cloche. Dès lors, comme à travers la paroi d’un aquarium, on hésite sur le vertige provoqué par tous ces regards tournés vers nous. Est-ce nous, Européens de l’Ouest, qui regardons ces habitants, ou bien eux qui, à travers la vision de ce photographe venu d’ailleurs, nous interrogent sur ce que nous sommes devenus, de ce côté-là du rideau de fer ?