La photographe Anne De Gelas a mis en images l’épreuve d’un deuil, celui de son compagnon, mort subitement sous ses yeux et ceux de son fils. Animée par un désir d’images compulsif, elle continue de se mettre en scène, noirs et blancs sobres où pointe un vague surréalisme. L’idée de l’exposition n’est pas la lecture d’une histoire, mais plutôt l’idée de créer une ambiance forte, une sorte de huis clos, sans sens de lecture imposé, où chaque image peut se lire séparément, ne dirigeant dès lors pas la lecture des images.
En quoi ce travail d’amoureuse a-t-il pu t’aider, a-t-il été pour toi une sorte de thérapie ?
Je ne sais pas si ce travail m’a aidé, ce n’était pas le but. Je travaille depuis très longtemps tous les jours dans des carnets. J’y mets des images, des collages, des dessins, des rêves, des réflexions, des idées, des traces. J’ai poursuivi ce travail, c’était une nécessité encore plus vive que précédemment, mais cela l’a toujours été.
Au décès de mon compagnon, le contenu de ces carnets a changé. Ils suivent la courbe de ma vie et je vivais un moment particulièrement douloureux. Les thèmes de la souffrance, du deuil, de la solitude, du face-à-face à l’enfant, s’y sont développés avec force. Le contenu est devenu plus sombre, plus obsessionnel, car se répétait la question de la nécessité de poursuivre, la question du sens de la vie. Ce sont des carnets de recherches, l’endroit où tout se juxtapose, où la construction d’un travail s’élabore. Ces carnets restent le lieu d’un travail artistique. Mais en aucun cas je ne considère mon travail comme un aide à vivre, il me replace sans cesse face à la situation afin que l’issue de cette “convalescence” soit la plus juste et non une fuite.
Narratrice et héroïne, ton travail, c’est toi – ta matière, c’est ta vie – et pourtant tu ne racontes rien de ta vie, comment qualifierais-tu ton travail ?
Je ne suis pas l’héroïne de mon travail, il n’y a pas d’héroïne, ni de héros. La narratrice ? Disons que je déroule le fil. Mon corps est mon outil de travail, c’est par lui que j’arrive à exprimer au mieux les sentiments qui me traversent ou me bousculent. Ma matière, c’est ma vie, plutôt la vie, je la raconte parfois par bribes sous un angle choisi selon des thèmes qui me sont chers, ce n’est en effet pas une autobiographie.
Les questionnements sont constants, renforcés à certaines étapes de ma vie. Par exemple ceux liés à la féminité, à l’enfance qui nous poursuit, à la difficulté de trouver sa place dans la vie, à la dépression traversent mon travail.
Selfies, mises en scène de ton univers – c’est comme un désir d’images, presque compulsif. Et si on te confiait un reportage en dehors de ton univers, te sentirais-tu à l’aise ?
Je ne fais pas de selfie. Ce sont des autoportraits, ce n’est pas du tout pareil. Me photographier c’est un désir de dire au mieux, d’exprimer un questionnement au travers d’un “objet” que je “maîtrise” ou tente pour mes images de maîtriser : mon visage, mon corps. Sans doute le terme compulsif est-il exact, suivre une obsession de représenter des sentiments contradictoires et violents.
Je ne me considère pas comme “photographe professionnelle” ni vraiment comme “photographe” d’ailleurs, j’utilise la photographie, et cette technique répond à ce dont j’ai besoin pour mon travail. Je ne travaille pas comme photographe, je ne fais pas (plus) de travail de commande. Parce que ce n’est plus possible pour moi, je ne peux lier ces deux activités si différentes. C’était comme un déchirement, je me sentais malhonnête vis-à-vis de mon travail et des commanditaires. Je ne vis donc pas de la photographie !
Quelles sont tes influences, photo ou autres ? Qu’est-ce qui te nourrit ? Es-tu plus attirée par le travail des femmes photographes ?
Ce qui me nourrit, c’est le travail d’autres artistes, et en effet ce sont généralement des femmes : Louise Bourgeois, Diane Arbus, Annette Messager, Carrie Mae Weems, Lorna Simpson, Sophie Ristelhueber, Sally Mann, Helena Almeida, Marguerite Duras… des livres, en particulier des entretiens avec des artistes, des expositions, par exemple l’exposition Woman, The Feminist Avant-Garde of the 1970s au Bozar de Bruxelles m’a très fortement impressionné, des rencontres…
Noirs et blancs sobres, secs, et doux à la fois ?
Le mot sobre me convient, sec pour certaines images de deuil. Doux je ne sais pas, ce n’est pas le noir et blanc qui est doux mais plutôt le geste à l’intérieur de l’image. Mes images restent sombres et granuleuses. J’utiliserais aussi le mot frontal.
Tu tiens des carnets de vie dans lesquels tu dessines et écris, découpes et colles tes polaroïds, proofings, petits tirages. C’est une manière de te confier, de te centrer sur le présent ?
J’aime la description de mes carnets ! C’est une sorte de fantasme du chipotage. Je ne fonctionne pas du tout comme cela, les choses sont beaucoup plus construites. Il y a une idée d’ensemble, d’élaboration.
Ce n’est pas un journal intime, ce sont des carnets de recherches, de travail. Mes carnets ne reprennent que rarement des dessins ou polaroïds originaux, ils sont comme le lieu des essais, de mises en relation et de collisions, parfois je pourrais même parler de répertoire. Je les feuillette sans arrêt, ils sont bourrés de post-it, ce sont des objets qui s’abîment car ils sont utilisés, ils sont vivants. Je suis abominablement désordonnée et ces carnets retracent un parcours de travail qui m’est utile. J’y retrouve des moments de changement, des virages sur lesquels je peux revenir et repartir dans une autre direction.
Comment es-tu venue à la photo ?
Par le dessin, la peinture, le tirage de photographies de famille…
Publier, exposer, éditer – c’est facile pour toi ?
Pourquoi serait-ce facile ? les budgets de la culture sont de plus en plus réduits, les artistes doivent produire eux-mêmes leur travail ! Non, ce n’est pas facile, cela demande beaucoup de concessions, des choix de vie difficiles. L’idée de se faire connaître, publier, exposer est aussi le moyen de continuer à travailler, de s’en donner les possibilités par des rencontres, des réactions, des aides. L’occasion aussi de se positionner par rapport aux regards des autres. La confrontation n’est pas facile mais nécessaire pour faire évoluer un travail.
Je remets toujours en question ces modes de monstration, il y a beaucoup d’autres manières de diffuser et partager son travail, il faut les garder en tête.
Quels sont tes projets ?
J’ai plusieurs beaux projets d’expositions et je travaille sur la maquette d’un livre d’artiste concernant mon travail, Mère et Fils. Mon grand projet : avoir plus de temps pour poursuivre mon travail !
EXPOSITION
L’Amoureuse
Anne De Gelas
Jusqu’au 7 mars 2015
Galerie Le Petit Espace
15 rue Bouchardon
75010 Paris
LIVRE
L’Amoureuse
Photographies d’Anne De Gelas
Editions le caillou bleu
2013
www.lecailloubleu.com
www.annedegelas.com