Ce texte publié en postface du livre d’entretiens d’Eric Rondepierre avec Julien Milly « Le Voyeur » (Ed. de l’Incidence 2015, avec une préface de Michel Poivert) se situe a contrario du propos de l’exposition « Troisième Séance 1990-2014 » actuellement à la galerie Michèle Chomette, jusqu’au 6 juin 2015. Laquelle souhaite offrir aux visiteurs d’autres accès que l’ancrage cinéma- tographique, apanage de l’artiste, en privilégiant ceux des extraits du parcours de Rondepierre qui jouent de la question du réel ou de l’effet de réel, de prises en reprises, de méprises en emprise, sans craindre des incursions dans la photographie directe. Les images d’évacuations en basculements se reconstruisent, et grâce à des rapprochements inédits incitent à lire autrement une œuvre contemporaine majeure.
ERIC RONDEPIERRE ACTEUR
Acteur d’images, de toute évidence, mais aussi celui d’une vie à l’arraché, de heurts en presque bonheurs, où Rondepierre ne cesse de s’auto-recycler en faisant l’acteur d’un pas de côté à l’autre, du rejet au manque, de la tache au déchet, de l’incandescence à la glace, du faux semblant au cri primal, du cynisme à la tendresse, à l’image de celles dont il est le Pygmalion dans son œuvre.
Ermite, dandy, casseur, en constante oscillation entre fulgurance manichéenne et doute bourbeux, il va armé de flèches et de triques dans un phrasé sec, qui se mue en foudre à l’écrit.
Quand Rondepierre se décide à assumer son rôle d’artiste, non pas dans le paraître qu’il exècre, quoique en jouant parfois, c’est comme acteur souverain d’un royaume d’images larves, détenues par une matrice tierce, mère porteuse à son insu et à son corps défendant. Elles ne verront le jour que par le regard scalpel qui les a traquées, décelées, séparées de leur continuum originel, et les a accouchées par césarienne en de jubilatoires ou terrifiantes mutantes dont la paternité ne revient qu’à lui seul. A cette fin il se glisse, serpente et vrille en mille tunnels pour mettre le feu au noir et braver l’oubli des couleurs, là où tout autre demeurerait aveugle et impuissant.
Qui est le ver, qui est le fruit ? Jusqu’à quel noyau de résistance ultime s’opèrent percées, traversées, épluchages, grignotements phagocytes, et où vont, une fois digérées, ces déjections anoblies par l’enrichissement vitaminé dont les comble le transit Rondepierre ?
Pourquoi avoir choisi, en tenant à l’écart les immenses réserves restées vierges d’images que le monde offre à explorer, tout comme celles infinies de l’imaginaire, de prendre pour vivier de sa production artistique, des gisements où les images prolifèrent, déjà codées, signifiantes, normées, vectorisées et destinées à d’autres fins, comme tout particulièrement le cinéma ? S’agit-il d’apporter une possible preuve de théories transformistes dans le champ de l’art, où rien ne se perdrait, rien ne se créerait, ou alors d’affronter deux médiums, la photographie et le cinéma, dont il est trop vite dit que seuls gel et flux les différencient, en oubliant, entre autres apanages, qu’il n’y a pas dans le film de concrétude équivalente à la matérialité palpable de l’objet tirage. En outre Rondepierre fait fi de l’intégrité des images d’authentique appartenance à la nécessité filmique pour, au fil de ses séries, privilégier soit le grouillement de formes et de signes qui préside à leur apparition, soit des utilitaires textuels, soit la dégénérescence des supports, donc des images, sous les atteintes corrosives du temps, ou encore pour replanter autrement des éléments contextuels
empruntés au bord des scènes que la succession des plans constitue, et tisser un décor de pièces rapportées dans lequel ne se joue plus que l’évitement de l’action, la faillite de la narration, en des images bâtardes et libres à la fois à l’identité incertaine. De même quand il installe ses propres images à cheval sur deux plans successifs, en miroir et en continuité inversée, têtes en bas, corps en haut, ce dérapage de cadrage impose une lecture étrangère à celle du film, et s’il conforte la viabilité formelle en photographie des figures interrompues qui servent de commun dénominateur, leur rupture met à mal leur existence filmique où les scènes que recréent ainsi Rondepierre seraient improbables.
Il s’agit pour Rondepierre à la fois de sur-prendre et de sous-prendre l’état décisif, hors temps, qui contient une image in-vue, non prévue dans le déroulé cinématographique originel, celle qui n’adviendra que par son œil chercheur et intrusif, lui-même gouverné par une mécanique plus sensitive que conceptuelle d’ailleurs, car le hasard joue aussi sa partie, et c’est souvent a posteriori que le titre donné à un corpus d’images labellise telle ou telle ligne explorée sans préméditation.
La plupart des images dont Rondepierre est l’entrepreneur, et tout autant l’entremetteur, sont des crispations, de celles qui précèdent la satisfaction du désir, comme lui issues d’un nœud d’influx commandé par une sorte de système neurovégétatif à la fois cérébral et organique ; elles sont aussi paradoxalement des relâches, des échappements, où formes, lumière, couleurs, esthétiques, sens, histoire de l’art comme du cinéma, pensée visuelle et philosophique se libèrent et acquièrent une vie en dehors de toute autarcie disciplinaire comme critique.
Rondepierre serait-il en proie à des cas de conscience qu’il combattrait, voire résoudrait, en produisant des images dont chacune affirme le pour et le contre, l’envers et l’endroit, l’inné et l’acquis, sur quelque plan que l’on se place pour les regarder et tenter de les analyser ? A-t-on affaire à un jésuite dévoyé ou à un flegmatique qui ne craint pas les tours de piste, d’abord à un acteur vous dis-je !
Michèle Chomette, novembre 2014
EXPOSITION
Troisième Séance 1990-2014 d’Eric Rondepierre
Du 15 avril au 6 juin 2015
Galerie Michèle Chomette
24 Rue Beaubourg
75003 Paris