La BAL présente l’exposition Empire de Samuel Gratacap, Prix Le Bal de la Jeune Création avec l’ADAGP jusqu’au 4 octobre 2015. L’exposition Images Dissuasives est simultanément présentée à la Galerie Temple (Paris 3ème).
Choucha : un camp de réfugiés situé en Tunisie, à 5 kilomètres du poste-frontière avec la Libye et à une vingtaine de kilomètres de la ville de Ben Guerdane. Créé en février 2011, plusieurs centaines de milliers de réfugiés y transitent durant la guerre civile libyenne et les attaques de l’Otan. Alors que les réfugiés libyens sont accueillis dans des familles tunisiennes et s’établissent temporairement à Tunis ou dans le camp de Remada, les réfugiés d’origine subsaharienne viennent à Choucha. Je m’y suis rendu la première fois au mois de janvier 2012, pour accompagner une journaliste. Me confrontant aux règles du reportage à court terme, je faisais face à la réalité complexe du camp et à mes propres difficultés pour en restituer une image. Je décidai alors de revenir à partir du mois de juillet 2012, afin de démarrer un travail documentaire photographique et vidéo.
Choucha : la première image
La première image : une image qui bouge et qui ne se laisse pas saisir facilement, lointaine. Puis, les débuts d’une mise au point : je me rapproche des personnes progressivement. L’image est d’abord fuyante, je la trouve peut-être trop évidente et pas assez juste. Je ne fais pas beaucoup de photographies les deux premiers mois. Je n’y arrive pas. Les images apparaîtront plus tard. Au jour le jour, je cherche à comprendre : comment parler de l’hostilité du lieu, de son abandon et de la perte d’identité ? Cette frustration se transforme rapidement en désir, celui de saisir au plus près les enjeux de la construction de ce lieu de confinement avec ses règles et son organisation.
Un jour, un homme m’interpelle et me prend à parti devant d’autres réfugiés ; il veut parler, crier son désespoir et celui de ceux qui l’entourent. Je l’écoute, mais je ne le comprends pas car il me parle de choses que je n’ai pas encore identifiées à Choucha : les organisations humanitaires, l’UNHCR, les « rejets », l’asile, l’attente, la mal-bouffe, le climat, l’insécurité… et les médias qui ne viennent plus. Je cherchais des réponses et il m’apportait de nouvelles questions.
Cet homme me demande ce que je fais là, et si je suis journaliste : « Les journalistes sont venus il y a plus d’un an et puis plus rien, nous tombons dans l’oubli. Des femmes, des hommes, des enfants souffrent ici. Vous faites quoi ?Que font les responsables ?… » Un an après l’ouverture du camp en janvier 2011, passé la « crise » libyenne et la mort de Khadafi en octobre 2011, le sort des réfugiés n’intéressait plus autant les médias. Tous se sentaient abandonnés. L’homme continue de parler et bientôt une vingtaine de personnes forment un groupe autour de lui… Ses yeux racontent la fatigue, l’incompréhension. Je ne fais qu’acquiescer et il poursuit son chemin, puis le groupe se disperse. Je n’ai rien enregistré, rien photographié. Seule l’image mentale du paysage et de l’homme.
La première image est celle d’un lieu dominé par la lumière et par le vent, un morceau de désert tunisien. Des silhouettes, les habitants de ce lieu de vie temporaire, des apparitions fantomatiques et lointaines. Une de mes premières photographies est celle d’un homme tchadien qui tient à bout de bras un morceau de feuille A4 : la confirmation du rejet définitif de sa demande de statut de réfugié – REJECTED. C’est une image, et il me l’offre. Un numéro et un langage bureaucratique. La vie, l’avenir de cet homme tiennent sur ce bout de papier tendu comme un manifeste.
Sur aucune carte
Les réfugiés originaires de Côte d’Ivoire m’ont accueilli dans le camp. Diarra, puis Amidou et toute une communauté m’ouvraient ses portes. Nos échanges allaient s’enrichir durant deux années dans un secteur précis du camp portant la lettre E. Le secteur des personnes déboutées du droit d’asile étaient parquées là : toutes les communautés d’Afrique de l’Ouest, et des Tchadiens, des Soudanais, des Irakiens, des Palestiniens, une famille du Bangladesh.
Je donne des cours d’initiation à la photographie sur la base d’un projet de volontariat avec une ONG. Celui-ci me permet d’avoir une présence quotidienne dans un camp qui était sous les autorités administratives de l’UNHCR et sécuritaire des militaires tunisiens. J’avais l’autorisation d’enseigner la photographie à des adolescents, mais en réalité je ne leur apprenais rien. Je leur fournissais du matériel argentique, ils étaient libre de faire n’importe quel type d’image.
L’autorisation de photographier ne me donnait accès qu’à une partie de l’histoire, une réalité fragmentée. Alors, j’ai commencé par dessiner une carte, comme pour m’excuser d’être là. Je souhaitais représenter ce morceau de territoire tunisien qui n’était sur aucune carte et qui certainement ne le serait jamais. Un lieu de vie créé à partir de rien : une route, du sable autour et la Libye à cinq kilomètres. Un lieu surexposé à la lumière et des personnes sous-exposées médiatiquement. Les réfugiés de Choucha – hommes, femmes et enfants – vivaient la double peine, celle de subir la fin d’un conflit et celle d’être laissés là trois années après l’ouverture du camp.
La carte est un relevé topographique maladroit dessiné au crayon et composé de feuilles A4 scotchées les unes aux autres. J’ai effectué ce relevé en deux temps : un en juillet 2012, et l’autre six mois plus tard. Le nombre de tentes avait diminué entre-temps.
Comment représenter ce territoire en constante recomposition ? L’(in)utilité de cette carte ? Un document troué de pertes d’informations, avec pour seule légende une date. Ironie du sort : je suis entré dans le camp par la route située au nord, j’ai donc dessiné cette carte en allant vers le sud. Rapport Nord-Sud inversé. Je suis un cartographe profane.
Choucha, janvier 2014, des femmes et des enfants mendient l’eau et la nourriture pendant que les hommes s’efforcent de trouver du travail dans la ville de Ben Guerdane. Je n’étais pas revenu dans le camp depuis juillet 2013, je savais que les organisations humanitaires étaient parties mais je n’avais pas idée des conséquences.
« Child protection », « vulnerable cases »…
Le vent balaie tout
Aujourd’hui, en 2015, ceux qui restent ne veulent toujours pas de Choucha. Ils ne veulent toujours pas de cet « Empire » et voudraient manifester. Mais, à quoi bon une manifestation en plein désert ? Le vent balaie tout.
Le rapport au temps n’est plus le même, les jours n’ont plus d’importance. Le sable détruit tout et fait craquer le tissu des tentes trop fragiles.
Les familles ont quitté le camp au début de l’année 2014. Elles sont retournées en Libye pour rejoindre l’Italie par la mer.
« Quatre ans passés à Choucha, et tu finis par te transformer en vieillard », m’a dit un jour Amidou.
Certains sont devenus fous.
« Dieu est fort » : ces mots résonnent dans le camp. Les hommes aussi sontforts, ceux qui ne s’inclinent pas et n’abandonnent pas.
« Même pas un quart d’heure », m’a dit un jour un jeune Gambien, Omar ; « S’il y avait la sécurité dans mon pays, je ne serais certainement pas resté ici dans ce camp. Même pas un quart d’heure. »
Samuel Gratacap
En collaboration avec Léa Bismuth
EXPOSITION
Empire de Samuel Gratacap
Du 11 septembre au 4 octobre 2015
Le BAL
6, Impasse de la Défense
75018 Paris
+33 (0)1 44 70 75 50
Avec le soutien de Picto
www.le-bal.fr
Images Dissuasives de Samuel Gratacap
Du 12 septembre au 3 octobre 2015
Galerie Temple
20, rue de la Corderie
75003 Paris
Du jeudi au samedi
De 15h à 19h et sur rendez vous
Avec le soutien de Picto
http://templeparis.com