La photographie est un procédé plutôt simple (à ce stade de nos connaissances) d’enregistrer des intensités lumineuses soit directement en provenance d’une source de lumière, soit après le passage de cette lumière au travers un corps transparent ou semi-opaque, soit par sa réflexion par un corps opaque. Des différentes intensités lumineuses génèrent des images monochromatiques soit noir et blanc avec des films et papiers recouverts de sels d’argent photosensibles ou avec des capteurs numériques classiques (les premiers du genre ne produisaient que des images noir et blanc entre 1975 et 1990), soit encore de nuances de bleu avec le procédé du cyanotype. Le problème avec ces procédés consiste en ce qu’ils ne rendent pas compte de la vision humaine. Celle-ci, grâce aux cônes présents sur notre rétine et sensibles aux rayonnements rouges, bleus et verts, réagit aux diverses longueurs d’ondes composant le spectre visible et, par la combinaison de ces trois couleurs primaires, nous donne à voir un important nombre de tonalités colorées (théoriquement environ 10 000 000). Nous voyons donc le monde éclairé par le soleil en couleurs. À cause de notre perception colorée, il a donc fallu pallier les limitations chromatiques des premiers pas en photographie argentique et numérique en leur ajoutant, à postériori, des couleurs.
Dès les années 1860 on recherche des solutions à la monochromie photographique. Charles Cros (1837-1888) et Louis Ducos du Hauron (1837-1920) développent simultanément des solutions trichromes inspirées par l’évolution des connaissances scientifiques d’alors en matière de composition de la lumière et de nature de la vision humaine (Edmond Becquerel, Thomas Young, Herman von Helmholtz, et James Maxwell). En exposant la même scène sur trois morceaux de film différents au travers, respectivement, de filtres rouge, bleu et vert, ces deux chercheurs français obtiennent des négatifs à partir desquelles ils créent trois matrices colorées par immersion dans des bains de pigments (jaune, magenta, cyan). Une fois dûment reportées précisément sur une même surface (feuille de papier) ces trois matrices reproduisent par superposition et transparence une interprétation colorée du monde proche de la vision humaine—c’est à partir de ce concept que Kodak invente le réputé « dye transfer » dans les années 1940. Les procédés de Cros et Du Hauron sont cependant grands consommateurs de temps et de finances. Ils requièrent un haut niveau de précision, et ne produisent pas de couleurs très stables dans le temps (ce, cependant, en fonction des pigments utilisés). Ils sont donc abandonnés d’autant plus que le procédé autochrome des frères Lumière produit de façon industrielle et commercialisé à partir de 1907 semble apporter une solution satisfaisante. Puis Kodak commercialise le film Kodachrome en 1935, un procédé où la marque se charge des étapes techniques de développement, puis, dans les années 1940-50, Kodak et Agfa mettent au point des procédés couleur négatif/positif intégrant filtres et pigments aux films et papiers photographiques. À partir du début des années 1950 (après une loi anti-trust en 1954), ils mettent leurs produits à disposition des laboratoires professionnels et amateurs. La photographie numérique ne passe du noir et blanc (1975-90) à la couleur qu’à partir du moment où des filtres colorés (¼ rouges, ¼ bleus, ½ verts) pourront être intégrés à la surface de chaque pixel composant les capteurs numériques (dispositif inventé par Bryce Bayer en 1976 pour Kodak). En résumé, jusqu’à ces inventions, la photographie en noir et blanc a dominé la scène et nous a légué une énorme production monochrome.
Le coloriage d’images noir et blanc a été réalisé dès les premières années de la photographie, y compris du procédé daguerréotype (1840s). Le mouvement n’a fait que s’amplifier à partir de l’utilisation de supports en papier pour les photographies, support qui rendait plus aisée l’application de colorants. Plus près de nous, l’avènement des logiciels de traitement d’images et de l’intelligence artificielle permettant de recréer, à partir de l’analyse de données historiques, des couleurs ou détails manquants, a grandement amélioré la précision et la rapidité de transformation d’images noir et blanc en images en couleurs. On peut aisément imager la prochaine étape de cette évolution consistant à analyser une image et en comparer les composants avec d’énormes bases de données historiques qui permettront dans de nombreux cas de retrouver assez précisément les couleurs originales du sujet d’une photographie en noir et blanc (tissus, bâtiments, faune, flore, …). Nous n’en sommes pas tout à fait à ce stade et les coloristes d’aujourd’hui, malgré les remarquables efforts de recherche que certains (pas tous), prodiguent, en sont souvent réduits à laisser leur imagination et leur « créativité » combler les lacunes de leurs informations.
Au-delà du respect de la réalité historique, le coloriage de photographies pose également la question du respect des intentions premières de leurs auteurs. On peut effectivement jouer une partition pour violon de Jean-Sébastien Bach sur une guitare électrique mais le rendu sera différent et les intentions du compositeur probablement trahies—en tout cas il sera difficile de signer partition de son nom, ce qui ne semble pas toujours être le cas en photographie. Mais je prends de l’avance sur mon plan. Revenons à un des premiers exemples malheureux de coloriage d’une œuvre noir et blanc. En 1988 Ted Turner, créateur de la chaîne CNN et propriétaire d’un empire médiatique, rachète les droits du célèbre Casablanca, le film noir et blanc de Michael Curtiz réalisé en 1942. Turner décide alors de la réalisation d’une version en couleur. Les réactions sont plus que mitigées. Roger Ebert, le critique cinématographique des Sun et Times de Chicago déplore alors : « L’ajout de couleurs n’engendre pas de films couleur, mais de tristes et écœurants travestis de films noir et blanc […] une telle pratique va au-delà du vandalisme légal. »
[ http://www.rogerebert.com/interviews/casablanca-gets-colorized-but-dont-play-it-again-ted ]
Plus récemment, dans l’édition du 17 avril 2019 du site internet forward.com, la journaliste Naomi Zeveloff écrit un long article en réponse à la mise en ligne par le musée d’Auschwitz de portraits d’identité de Czeslawa Kwoka, une prisonnière de l’infâme camp de concentration où elle meurt au début des années 1940, victime de la barbarie nazie. L’article de la journaliste intitulé « Devrions-nous colorier les photographies d’Auschwitz ? » révèle l’identité de la graphiste brésilienne auteur du coloriage, Marina Amaral, une des rares membres de cette génération de coloristes internationaux qui systématiquement mentionne ses sources et l’auteur original des photographies (ce que tout un chacun est tenu de faire légalement—une procédure que beaucoup malheureusement omettent). Au sujet de ces portraits coloriés, Zeveloff écrit : « Aussi poignantes et captivantes que j’ai pu trouver ces images coloriées, j’ai éprouvé un sentiment viscéral de réprobation vis à vis des explications du projet « Visages d’Auschwitz » [un projet réalisé par le musée de l’ex-camp d’extermination] : ces photographies du passé devaient être manipulées pour mieux interpeler les gens au présent. […] J’ai surtout vu dans ce projet une distorsion de l’histoire. » À la suite de quoi la journaliste cite le professeur Larry Gross du département de communication et journalisme de l’université de Californie Annenberg qui défend la position du musée en postulant qu’il n’y avait aucune intention artistique dans les photographies noir et blanc des prisonniers du camp composant le projet « Visages d’Auschwitz », et que si les Nazis avaient eu la possibilité de photographier leurs détenus en couleur, ils l’auraient certainement fait. Deux arguments sans doute quelque peu spécieux : 1- les Nazis auraient pu en fait utiliser la couleur. Le procédé existait alors en Allemagne (Agfa) et Leni Riefenstahl s’en était d’ailleurs partiellement servi pour documenter les jeux olympiques de Berlin en 1936 ; 2- les raisons pratiques et économiques qui président à la réalisation de ces documents visuels en noir et blanc participent à leur nature et identité, à leur sens. Les altérer revient à effacer les circonstances et les choix qui les ont engendrés et à modifier leur sens. L’auteur anglais George Orwell écrivait en 1949 dans son roman 1984 : « Qui contrôle le passé [et ses photographies], contrôle le futur ». La manipulation de documents historiques peut en effet entrainer de sérieuses dérives quant à la lecture et la compréhension du passé, et l’application de ses leçons.
Depuis le début des années 2000, l’évolution des programmes de traitement d’image et les progrès de l’intelligence artificielle se mettent au service du coloriage des films et photographies noir et blanc. Une jeune génération formée aux arts graphiques sur ordinateurs voit dans cette activité un créneau professionnel susceptible de leur apporter une certaine notoriété. Ils colorient donc notre passé afin de le rendre plus contemporain, spectaculaire et d’attirer notre attention et bien sûr nos deniers—un exemple de plus du spectacle de la consommation et de la consommation du spectacle annoncés dans les années 1950 par Guy Debord et auxquels nous nous soumettons avec délice et confort, paresse parfois. Ces pratiques graphiques soulèvent d’importantes questions d’ordre historique (véracité des couleurs, manipulation de documents-sources). Elles questionnent également la valeur et les fins des images ainsi créées. Elles ébranlent le respect dû à la motivation créative et documentaire aux intentions des auteurs de ces photographies noir et blanc. À cela s’ajoutent des positionnements d’ordre éthique sinon moral que ces pratiques devraient imposer.
1- LA COULEUR : La vérité historique des couleurs employées par les coloristes, leur exactitude, ne peuvent être que questionnées, et avec elles la nature même, documentaire ou simplement spectaculaire, de ces photographies. Si certains de ces coloristes, comme noté plus haut, n’opèrent qu’après de méticuleuses recherches, il n’en demeure pas moins qu’elles ne peuvent être que limitées et que certains, par souci de rentabilité, par difficulté d’accès, par méconnaissance technique ou éthique, ou tout simplement par paresse ou arrogance, peuvent être tentés de prendre des raccourcis ou de se laisser aller à une approche qu’ils/elles pensent « créative » mais qui peut s’avérer de total mauvais goût ou même tout simplement destructive.
2- L‘HISTOIRE : Perdons-nous dans ces transactions entre spectaculaire et vérité la valeur documentaire et historique de ces photographies noir et blanc ? Que se passera-t-il dans le futur si ces documents sont considérés comme autant de sources primaires, de témoignages fiables ? Les photographies couleur produites par ces manipulations ne cessent-elles pas d’être des documents pour ne plus être que des sources de divertissements oscillant entre nostalgie et morbidité, sinon parfois obscénité. [En parlant d’obscénité, je ne pense pas que l’industrie pornographique ferait recette aujourd’hui en proposant à ses consommateurs des films noir et blanc ! La couleur apporte souvent un élément voyeuriste aux images historiques, comme le rouge sang ajouté aux lèvres de Czeslawa Kwoka par Marina Amaral.]
3- INTENTION et PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE : La convention internationale de Berne sur les droits d’auteur distingue les droits de reproduction (copyright) et les droits intellectuels de l’auteur. Les droits de reproduction sont de durée limitée (en général de 70 à 75 ans après le décès de l’auteur, ou 95 ans après la première publication de l’œuvre suivant les cas, sans compter les legs et les ayants-droits après le décès de l’auteur). Dans le cas de la réalisation des travaux (photographies), si l’auteur travaille à temps plein pour un employeur public ou privé, l’employeur est détenteur des droits de reproduction. Il est cependant à noter que les droits intellectuels de l’auteur sur sa production son inaliénable et consistent en la mention obligatoire de son nom pour toute publication et vont jusqu’à protéger son œuvre de toutes modifications futures et qu’il/elle n’aurait pas autorisées. Évidemment nous entrons là dans le royaume du chat, de la belette et du petit lapin (rien n’a changé depuis La Fontaine) et avant d’entamer toute poursuite judiciaire il est bon d’assurer ses arrières financiers. Pour en revenir à nos moutons, Margaret Bourke-White, Walker Evans, Dorothea Lange ou Arthur Rothstein verraient-ils d’un bon œil la colorisation incontrôlée et improbable de leurs photographies noir et blanc ? Le pillage quasi systématique auquel se livrent les nouveaux coloristes des archives de la Librairie du Congrès à Washington, de celles de la bibliothèque de la ville de New York ou d’archives militaires, sans parler des ressources de l’internet où la prédation en matière de textes ou d’images semble de mise, est alarmant. Cette prédation et la manipulation de leurs proies autorisent-elles les coloristes à apposer leurs noms et copyright sur les œuvres qu’ils n’ont fait que colorier. Que font-ils en fait, sinon des droits, au moins du respect des auteurs originaux, et des questions éthiques et morales que leur activité génère ? Si la maison d’édition d’un livre, ou mieux d’un article journalistique ou académique, modifiait les fontes, la mise en page, le contenu même de ces textes, cela l’autoriserait-elle à éliminer le nom de l’auteur du texte et à le remplacer par le sien. Je doute que de telles pratiques feraient l’unanimité des juges… et du public. Alors pourquoi cela se passe-t-il si communément en photographie ?
4- DROIT de REPRODUCTION : Il semble ici que Marcel Duchamp ait lancé une machine infernale avec son urinoir inversé (Fountain) de 1917 signé R. Smutt. L’épisode de l’urinoir prolongé par ses blagues d’étudiant du type Joconde affublée des lettres L.H.O.O.Q. peuvent avoir le mérite de poser des questions sur le rôle de l’auteur, du contexte dans lequel une œuvre est présentée, des institutions artistiques, du public. Ce ne sont certainement que des questions susceptibles d’alimenter des discussions animées, intéressantes ou non. Les pitreries ontologiques donc philosophiques de Duchamp auraient sans doute dû être considérées comme telles mais reprises et développées (sans autre apport) par les Ruscha, Prince, Sherman et Levine (et on passera rapidement sur le cas Jeff Koons), elles deviennent l’objet d’incompréhensions : n’importe qui semble pouvoir s’approprier n’importe quoi qui ne lui appartient pas et qu’il/elle n’a pas créé, et lui faire subir un sort que l’on ne tolèrerait pas pour un chat, un chien, un perroquet en cage, une voiture garée devant son garage, une bicyclette ou même le jouet délaissé de son enfant. Qu’est donc l’art devenu ? Où le jeu, de mots, d’images, devient-il art ? Le peut-il ? [Apparemment oui] Qu’en est-il de la décoration, fille de l’artisanat ? Du spectacle ?
Une pratique répandue chez ces coloristes demeure problématique tant sur le plan éthique que légal : celle de ne pas mentionner le nom de l’auteur de l’image originale ou/et d’apposer sa signature sur l’image coloriée alors que celle de l’auteur « réel » n’y figure pas. Je laisserai au lecteur le soin de mener l’enquête sur les traces de celle qui m’a conduit à ces réflexions. Quelle réaction attendre si je colorie « Le Penseur » ou le « Balzac » de Rodin, donnant des couleurs chair, inventant des motifs colorés pour la cape de Balzac et si je signe mon nom ? Il semble évident que la réaction sera différente si je m’attaque directement à la statue (dont il existe aussi plusieurs exemplaires) que si je m’attaque à une icône photographique réalisée par Dorothea Lange. Il apparaît donc que le statut même de la photographie par rapport aux autres arts ou activité professionnelles est en jeu ici. On doit cependant pouvoir trouver dans les échoppes de musées, par ailleurs fort respectables, des reproductions de 15 cm de ces statues, et de plus en plastique coloré ! Bien sûr beaucoup ne prétendrons pas que cela soit du meilleur goût, moi-même je n’ai plus l’énergie de m’insurger contre de telles pratiques au but uniquement mercantile au milieu d’un temple dédié à la culture, et au génie humain. Mais doit-on sérieusement respecter Jeff Koons et ses Kooneries, y compris, sinon surtout, à Versailles ? Doit-on respecter et apprécier une photographie coloriée de Dorothea Lange ou de Walker Evans, une photographie historique, legs d’une vision et d’une œuvre humaniste hors du commun, pour la distraction d’un spectacle et la flatterie d’ignorances qui ne se rendent pas comptent des dégâts et de l’irrespect accomplis ? Dans son livre-essai de 2006, Les barbares, essai sur la mutation, Alessandro Barrico observe une nouvelle façon d’approcher la culture où ce que nous entendons comme culture, c’est à dire une expérience, des pratiques fondées sur l’histoire et la tradition, n’existe plus. Pas plus que les notions de tabous, respect, connaissance et sens profonds (expertise, maîtrise). Immédiateté d’accès, simplicité et spectaculaire priment, accélérés par les rapides évolutions technologiques. Une récompense immédiate et de courte durée est recherchée. Les choses, les traditions sont manipulées sans révérence ou peur. Rien ne semble avoir une importance fondamentale, car sans doute tout est permutable, remplaçable, consommable. Peut-être sommes nous en présence avec ces images coloriées d’une forme de l’expression de cette « barbarie », un terme que l’auteur de défend de vouloir être péjoratif. « Ils sont vraiment autre chose ces « barbares » ! » conclut-il.
Afin de pousser le sujet de ces considérations à ses limites, de prendre ces pratiques à leur propre jeu, je me suis amusé à colorier certaines des photographies présentées ici en illustration—y compris certaines qui avaient déjà été coloriées (sans bien sûr y apposer une quelconque signature, l’idée de signer « S. Smutt » m’a pourtant effleuré !). Le lecteur trouvera aussi dans les illustrations une véritable reproduction non modifié d’une photographie couleur de Ducos du Hauron datant de 1879 ainsi qu’une vue que j’ai prise l’an dernier en noir et blanc du Pont Notre Dame à Paris et qu’un logiciel en ligne a colorié. Les images glanées, coloriées par les nouveaux graphistes iconoclastes, et non modifiées (re-colorisées) pas mes soins portent leurs signature (Marina Amaral, Danna Keller, Jordan Lloyd/Dynachrome, Mads Madsen, Richard James Malloy, …). Ils sont vraiment surprenants ces coloristes, on ne peut que s’étonner de leur travail ! On peut aussi en tester la validité pour que certains d’entre eux deviennent conscients des questions qu’il pose.
Bruno Chalifour