Quelle vie pour ces vieux Marocains, Oubliés de guerre, qui ne parlent pas, ou si peu le français ? Ils vivent là, isolés dans un foyer au milieu d’une cité comme une autre. Loin de leur famille, ils ont 70 ou 80 ans. Ils ont peur de mourir là. À 17 ans, à 20 ans, ils ont répondu à l’appel et se sont engagés pour donner toute la force de leur jeunesse à l’armée française. Pour récompense du risque pris de mourir au champ d’honneur, ils vivent maintenant entre les sept mètres carrés de la chambre et la salle de télévision.
Quelle vie pour tous ceux, jeunes ou vieux, femmes ou hommes qui errent des heures entières sans travail ni logement ? Ils avaient 12 ans, ils avaient 15 ans, ils avaient 20 ans ; ils étaient forts.
Premier argent en poche : la tête pleine de rêves. Première paye, touchée le plus souvent dans une enveloppe. Aussitôt donnée aux parents, qui en redonneront une partie, aussitôt dépensée ; premiers pas dans la vie adulte. Dix ou vingt ans plus tard, ils sont chômeurs, sans droit ni espoir, ils attendent que les centres d’accueil ouvrent, que les centres d’accueil ferment.
Quelle vie faite à celles et ceux de tous âges, de toutes conditions, qui ont fuit les violences de leur pays ? Maux d’exil, j’ai vu, devant moi, pleurer une femme Sri Lankaise sans-papiers. Elle avait en permanence la peur au ventre à marcher dans ma ville, peur d’être expulsée, renvoyée dans son pays. Elle le savait, elle n’échapperait pas deux fois à l’abomination.
Quelle vie faite au quotidien à tous ces corps contraints pas l’extrême pauvreté, par l’angoisse de la maladie que l’on ne soignera pas ? Nous… notre corps. Corps douloureux, corps sans-abri, corps sans raison d’être un parmi les autres, corps enfermés été comme hiver dans des superpositions de pull-overs et d’anoraks. Il faut avoir entendu les réticences à donner à laver un de ces vêtements-là, pour comprendre qu’ils ne servent pas seulement à protéger du froid mais qu’il est question de bien autre chose.
Quelle vie ? La photographie, seule, me paraît bien pauvre pour répondre à une telle interrogation, pour dire l’horreur du viol, les heures passées à avoir peur, le temps infiniment long de la misère, les années vidées par le chômage. Pas de photographes dans les salles où l’on torture. Aucun photographe témoin des violences faites aux femmes pour prix du passage des frontières vers l’Europe.
Alors j’ai choisi de m’asseoir à côté des gens, de les photographier, mais aussi de les écouter.
Depuis presque 20 ans je cherche à photographier en étant parmi les femmes et les hommes qui m’entourent ; à distance d’une poignée de main, d’une parole échangée. Paroles échangées contre une photographie, photographies contre du temps passé ensemble. Des mots, des témoignages, des bouts d’histoires qui raconteront ce que l’image à tant de mal à dire.
De rencontres en rencontres je commence à savoir un peu mieux à quoi nous ressemblons et à quoi je ressemble. Mais cette connaissance ne s’acquiert jamais sans peine. Parce que les portes sont dures à franchir, et dures aussi les vies. Les visages ont du mal à s’ouvrir, et c’est sans doute bien ainsi. Je sais maintenant que les corps sont faits aussi de mots, parfois indicibles ; qu’il faut alors aller les chercher dans un fragment de corps offert en lieu et place de la figure. Se laisser photographier, visage caché, pour quand même être présent au monde et participer à la construction de ce NOUS si précieux.
Olivier Pasquiers
Jusqu’au 21 mai
Galerie FAIT & CAUSE
58 rue Quincampoix
75004 Paris