Après quinze ans de travail acharné pour la reconnaissance de la photographie russe, l’ardente fondatrice du Musée d’Art Multimédia de Moscou (MAMM) explique son goût de l’art.
« La mission de notre musée est de donner la possibilité de faire le voyage dans le passé et dans le futur… ». Passionnée et passionnante Olga Sviblova peut enfin faire visiter les salles du nouveau Musée d’Art Multimédia de Moscou, dont elle ne cesse d’essuyer les plâtres après cinq années d’un chantier menacé par les changements d’architecte et les malfaçons, la crise économique et l’incertitude des élections municipales. Totalement « cauchemerdique » pour reprendre l’un de ces mots prononcés avec un bel accent slave et dont Madame Photographie Russe a le secret.
Tenant compte des évolutions de la photographie largement débordée sur ses frontières et du fructueux chemin déjà parcouru avec le public, Olga Sviblova dédie ce musée à l’art contemporain, à l’art internet et numérique.
Silhouette et chignon dignes d’une ballerine du Bolchoï, les yeux gris soulignés de lunettes au format scope, habillée de noir avec un raffinement d’une extrême simplicité, une montre à l’heure de Moscou, une autre à l’heure de son mari à Paris, féminine jusqu’au bout de ses « nanocigarettes » interminables et incessantes, mélange curieux de feu et de glace, de force et de fragilité, de gentillesse et de fermeté, Olga Sviblova a une façon bien à elle de marier le naturel et la sophistication, l’excessive sentimentalité russe et une sorte de sagesse. « Séduisante et brillantissime, douée d’une intelligence et d’une énergie stupéfiantes » selon tous ceux qui la côtoient, Olga Sviblova fascine. Visionnaire et démesurée, son œuvre frappe par sa cohérence. En quinze ans et 3000 expositions en Russie et à l’étranger, elle n’a cessé de se battre pour que la photo soit reconnue comme un art, formant le public et soutenant les artistes de son pays. Orchestrées par deux biennales en alternance, par de nombreux prix, irriguées par une collection de 82000 œuvres, ses expositions n’ont cessé de révéler à la fois la photographie russe et internationale, les grands maitres tel que Rodchenko et les jeunes artistes russes comme ceux du prix de la Caméra d’Argent qu’elle expose actuellement au Manège de Moscou.
Parvenant à faire oublier qu’elle travaille jusqu’à quatre heures du matin pour sa prochaine exposition sur « Gorbatchev », un téléphone portable dans chaque main elle s’entretient avec son cher mari tout en réglant trente-six problèmes, assise dans la voiture avec chauffeur mis en permanence à sa disposition par un sponsor du musée. Car si la dame est dévouée corps et âme à la cause publique et son musée subventionné par la ville, la recherche de mécènes est nécessaire. Le soutien sans faille de son mari, un Français courtier en assurance pour œuvres d’art, et sa foi dans le proverbe russe « Mieux vaut avoir cent amis que cent roubles », lui ont aussi souvent permis de tenir ses paris les plus fous. Dans un pays frappé de folie consumériste, elle eut aussi l’idée de faire avaler des œuvres dérangeantes en les accommodant avec des paillettes. « La biennale « La mode et le style » est un prétexte pour financer des expositions sur les conflits. Je vends Bettina Rheims pour pouvoir exposer Salgado. Il faut aider le photojournalisme sinon on n’a plus d’histoire. La photographie permet aussi de poser des questions sur le présent et pour l’avenir ». Ainsi pour défendre ses ambitieux projets, la très charismatique Olga monte-t-elle sans cesse au front pour convaincre tel ou tel oligarque de l’importance pour son image d’investir dans l’art et la culture. Des états d’âmes ? « J’ai appris qu’une partie de la vie était à prendre comme un théâtre, mais aussi qu’en toute personne, il y a une base d’humanité dont je dois trouver la clef pour qu’elle entende le message ».
Volumes magnifiques, lumières convaincantes, accrochage impeccable, le nouveau musée s’ouvre avec six expositions révélatrices du talent et du souci pédagogique qui animent sa fondatrice. Les images du très branché Simon de Pury côtoient ainsi celles de <strong<Georgy Petrusov, maître du modernisme russe des années 1920-1950, ou le « Photoalbum d’Alexandre Budberg », une histoire de la photographie mondiale commentée par le critique russe d’un point de vue historique, esthétique social et politique. « Moins intimidants et moins chers que les livres d’art, les articles des journalistes sont nos lunettes magiques et donnent une voix aux images muettes », commente la directrice des lieux. Tandis que les œuvres protéiformes des expositions « Fluxus », « Les Nuits électriques », et de la collection multimédia du MAMM, rappellent selon elle que « l’art a toujours cherché l’interactivité et à dépasser ses limites, tout en contribuant à questionner le monde ».
Fière d’ouvrir le premier musée russe capable d’accueillir le public handicapé, Olga Sviblova ne fait que prolonger son engagement dans un programme éducatif pour les handicapés et les orphelins initié il y a quatre ans. « Grâce à l’appareil photo nous leur apprenons à communiquer, à élargir leur vision, à se sentir mieux inclus dans le monde ».
Toujours cette foi inébranlable dans les vertus du travail et de l’éducation, dans la force de la culture et l’art. « J’ai eu la chance d’avoir des professeurs qui cultivaient notre individualité tout en affirmant que les valeurs collectives et humaines étaient une priorité, que créer était plus important qu’amasser de l’argent ». Autant de valeurs qu’elle s’attache à transmettre aux étudiants de son Ecole de Photographie et Multimédia Rodchenko fondée en 2006, sollicités pour les ateliers et les sorties avec les handicapés.
« Je te bats pour ton absence d’imagination », rétorque son père lorsque le jour de l’exploit de Gagarine elle a le malheur de dire qu’elle n’aura jamais envie d’aller dans le cosmos. Née dans les années cinquante dans une famille de l’Intelligentsia, d’une mère professeur d’allemand et d’un père ingénieur multimédaillé de l’aéronautique, elle a vécu comme nombre de ses compatriotes dans une pièce de 14 m2 de l’ex-appartement de son grand père général partagé avec 12 autres familles. Après sa thèse en psychologie de l’art sur « La métaphore comme modèle du processus créatif », la jeune femme fut longtemps balayeuse tout comme son premier mari, poète russe père de son fils. Réalisatrice de « Carré Noir », documentaire sur l’art underground qui reçut le prix de la critique à Cannes en 1990, elle fut aussi commissaire du pavillon russe à la Biennale de Venise en 2007 et 2009. Pas toujours facile à suivre pour ses deux cents collaborateurs, cette hyperactivité a un prix. Celui d’une vie de couple coupée entre Moscou et Paris, hachée de voyages dans le monde et de quelques rares temps de ressourcement dans sa datcha flottante au milieu de l’inconstructible Camargue. « Tant pis s’il ne reste que les nuits pour monter les expositions, car lorsque le message est perçu par le public j’oublie les mauvais moments, commente-t-elle. Je me souviens de toutes les expositions, les livres qui m’ont transformée. L’art offre des découvertes qu’on ne pourrait faire seul. Quand un projet me passionne je ne peux m’empêcher de le partager. Je suis fière de nos 40 000 visiteurs et j’espère contribuer à leur apprendre à sentir, à s’interroger, à réagir. Je ne sais pas si la beauté sauvera le monde mais elle peut aider à garder les yeux ouverts ».
Armelle Canitrot
Critique et Chef du Service Photo du quotidien la Croix, paru dans le journal La Croix du 21 janvier 2011