Étrange ou familier, l’objet a toujours fasciné les photographes qui, depuis une dizaine d’années, sont de plus en plus nombreux à le mettre en scène. L’exposition « Objets rêvés » explore les multiples façons dont les photographes contemporains isolent, détournent, transforment et sacralisent les objets du quotidien. En jouant avec les formes, en brouillant les frontières entre rêve et réalité, les artistes révèlent les liens parfois étranges que nous tissons avec ces objets qui en disent tant sur nous. Et réaffirment l’importance, dans un monde de plus en plus virtuel, de renouer avec ces témoins palpables, garants de notre mémoire collective.
Objets rêvés
Solide, muet, inerte, l’objet est un sacré personnage. Loin de le rendre ennuyeux, ces qualités lui confèrent une aura énigmatique. Une forme, une texture, une couleur : tels sont les seuls indices, figés et silencieux, qu’il laisse au spectateur. A la fois étrange et familier, rassurant et intriguant, l’objet a toujours fasciné les photographes qui sont de plus en plus nombreux à lui offrir le premier rôle dans leurs compositions. Aujourd’hui plus que jamais, ils rivalisent d’inventivité pour le mettre en scène… prenant part à un renouvellement multiforme du genre de la nature morte photographique, dont cette exposition propose un aperçu.
L’objet a toujours eu sa place en photographie. Dès le XIXème siècle, sa docilité intéresse les premiers photographes forcés de s’adapter aux limites techniques de leur tout jeune médium, la faible sensibilité des émulsions nécessitant alors de très longs temps de pose et une immobilité parfaite du sujet. Quand il n’est pas immortalisé froidement à des fins documentaires ou dans le cadre d’inventaires, l’objet devient donc leur cobaye favori, disponible à toute heure pour des expérimentations techniques et artistiques…
Les photographes s’inspirent d’abord des natures mortes peintes, ces fameuses vanités nées au XVIème siècle en Flandre et en Hollande : peuplées de fleurs et de fruits, de crânes, de gibiers et d’autres objets, elles suggèrent le caractère éphémère de la vie et la mortalité des êtres. Devant de riches tentures, le photographe Adolphe Bilordeaux (1807-1872) dispose des objets hétéroclites, reprenant tous les poncifs du genre. Du noir et blanc à la couleur, d’Adolphe Braun à Irving Penn en passant par Charles Aubry, Eugène Chauvigné, Philippe Pottier, Dominique Sudre, Josef Sudek, Man Ray et Robert Mapplethorpe, les objets – un verre, une pomme, des oeufs, un bouquet de fleurs – sont choisis et disposés avec soin avant la prise de vue, formant une composition étudiée comme dans l’atelier d’un peintre.
À l’aube du XXème siècle, l’objet manufacturé devient roi : fabriqué en série, il envahit le quotidien des hommes. Liés au développement de l’ère industrielle
et technique, ces bouleversements engendrent la naissance d’un nouveau mouvement : la Straight Photography, ou Nouvelle Objectivité, initiée par le photographe américain Paul Strand en 1915. Alliant traits nets, gros plans, contrastes marqués et cadrages audacieux, ses natures mortes de fruits et de bols blancs ont tôt fait d’inspirer ses homologues Karl Blossfeld et Albert Renger- Patzsch en Allemagne, Edward Weston aux Etats-Unis et Emmanuel Sougez
en France. De préférence industriels, les objets sont isolés sur fond neutre, représentés de façon nette et pure. Tout en nuances de gris, leur présence et leur solidité s’en trouvent magnifiées…
En 1917, Marcel Duchamp présente son fameux urinoir en porcelaine, photographié pour la postérité par Alfred Stiglitz. L’objet trivial, tiré de son quotidien pour
être délibérément exposé, est soudain érigé en oeuvre d’art ! Libérées de leur
usage pratique, ses formes industrielles se révèlent sous un nouveau jour… Ce ready-made contribue à ouvrir de nouvelles perspectives pour l’objet dans l’art
et la photographie : que ce soit dans une démarche publicitaire, documentaire
ou artistique, les photographes sacralisent les objets qu’ils mettent en valeur individuellement, en accentuant leur caractère graphique. Le flou brumeux du XIXème siècle a laissé place à la netteté de l’enregistrement et la pureté des lignes, miroirs du progrès…
Parallèlement, la révolution du cubisme en peinture et plus généralement de l’art moderne influence les photographes qui se mettent à créer des compositions graphiques… quitte à faire voler l’objet en éclats ! Comme Florence Henri (1893 – 1982) dont les natures mortes décomposent et recomposent le réel
pour former des tableaux abstraits : grâce à des jeux de miroirs, de lumière, de composition et de cadrage, l’objet devient une pièce de puzzle, un élément de construction d’une nouvelle réalité. Intercalés entre un papier sensible et une source lumineuse, les objets mis en scène par Man Ray (1890 – 1976) dans ses compositions spectrales et poétiques, qu’il nomme « rayogrammes », ne sont parfois même plus reconnaissables… Avec lui, les surréalistes se mettent à créer des objets inutiles et improbables, ou à détourner les objets du quotidien, à les extirper de leur réalité pour poser sur eux un regard neuf.
Mais qu’en est-il aujourd’hui ? Depuis une dizaine d’années, de plus en plus de photographes expriment leur fascination pour les objets. Prenant désormais de multiples formes, le genre de la nature morte photographique réinterroge le statut de l’objet dans une société de consommation et de surproduction où les objets
sont de plus en plus standardisés… mais aussi dans un monde où le virtuel prend une telle place (au point que les images elles-mêmes sont dématérialisées, l’écran remplaçant le tirage) qu’il devient important de renouer avec la réalité palpable des objets, et surtout avec leur rôle de témoins, de garants de la mémoire individuelle et collective.
Dans l’exposition « Objets rêvés », les artistes Utsu Yumiko, Carole Fékété, Delphine Burtin, Christine Mathieu et le Collectif Putput dévoilent différentes façons d’explorer ces questions à travers la photographie. « Nous tissons des liens particuliers avec les objets qui nous entourent. Ils nous accompagnent, nous rassurent et nous fascinent jusqu’à devenir sacrés, ritualisés. Même les objets
les plus inutiles ou insignifiants s’inscrivent dans nos vies, nous constituent et hantent notre imaginaire. Certains, comme le bol, ont une forme millénaire, qui est restée la même à travers les siècles. D’autres sont plus spécifiques à un lieu et une époque. Les objets nous survivent, et leurs formes nous renseignent sur ceux qui les ont fabriqués et utilisés : nous restons inscrits en eux » rappelle la photographe Christine Mathieu, commissaire de l’exposition.
Ceux qui n’avaient pas su percevoir le potentiel artistique de la photographie, qu’ils croyaient n’être qu’un simple outil d’enregistrement du réel, ont été forcés, au fil du temps, de reconnaître l’étendue de ses pouvoirs. Par excès de naturalisme, le huitième art peut dénaturer un objet en lui conférant une solidité artificielle. Grâce à des jeux de mise en scène, de cadrage et de point-de-vue, il peut aussi le transformer radicalement et le transporter dans un monde imaginaire. Volumes aplatis ou accentués, forme distordue ou tronquée, assemblages incongrus, texture et couleur modifiées: l’objet se métamorphose pour devenir autre, basculant parfois jusqu’à l’abstraction ou le fantastique !
Influencés par l’artificialité croissante de notre environnement, les photographes contemporains travaillent de plus en plus la mise en scène et la construction de leurs images, utilisant le rapport entre les formes et les couleurs pour construire des compositions graphiques. Leur but est souvent de brouiller nos repères en s’amusant à détourner et travestir les objets, et surtout à gommer les frontières entre réel et artificiel, rêve et réalité… Leurs images expriment les rapports parfois étranges que nous entretenons avec nos objets du quotidien. En isolant ces derniers pour les présenter à travers le prisme d’un regard singulier, elles nous réapprennent à regarder ces compagnons ordinaires qui, une fois que l’on s’arrête
pour les contempler sous cet angle nouveau, cessent d’être familiers et se changent en artefacts extraterrestres ! Elles révèlent également leur part d’invisible: ce que ces objets représentent pour nous au-delà de leur fonction première (une valeur symbolique, mémorielle, affective) mais aussi ce qu’ils évoquent et font ressurgir des profondeurs de notre inconscient. Ainsi mis en scène, isolé comme sur un piédestal, l’objet devient sacré. Tel un gris-gris magique ou une sculpture d’arts premiers, il retrouve sa place dans notre mémoire collective…
—Joséphine Bindé
Joséphine Bindé est journaliste et auteur spécialisée en photographie, peinture, sculpture et art contemporain. Elle écrit notamment pour Beaux-Arts magazine, Télérama et
Le Quotidien de l’Art.
Objets rêvés
12 avril au 20 juillet 2019
Centre Tignous d’Art Contemporain
116 Rue de Paris
93100 Montreuil