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Nouveau numéro de Polka Magazine #29

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A l’occasion de la sortie du nouveau numéro de Polka Magazine, Alain Genestar, le directeur de la publication nous livre son édito.

« Je me souviens de cette scène. C’était en août 2006, un dimanche dans la soirée, à l’entrée de Kaboul, sur les hauteurs. Georges était assis à côté de moi. La ville à nos pieds. On parlait peu, les yeux dans le vague. Quelques heures avant, nous étions, avec l’équipe des « Nouvelles de Kaboul », sur la tombe de Massoud, au fin fond de sa vallée du Panchir. Une route dangereuse. Tout ici autour était dangereux. Un vieil homme nous avait invités à nous asseoir à l’extérieur de sa modeste échoppe. Sa petite-fille jouait sur nos genoux. Il faisait bon. Calme. Une sorte de silence à peine brisé par les rires de l’enfant et les bruits de la ville loin en dessous. Souvent, Georges Wolinski me parlait de cette scène, si simple, dans un pays en proie à des tensions sourdes. Et il me disait : « C’est l’un des plus beaux et des plus forts souvenirs de ma vie. » Pourquoi vous raconter cet épisode emprunté à une belle histoire d’amitié qui ne regarde que nous ? Georges est mort. Il a été assassiné par des terroristes avec ses amis de « Charlie ». D’autres personnes ont été tuées ce jour-là et les jours d’après. Alors cette scène si simple, si ordinaire, vécue ensemble au bord d’une ville où la terreur implaçable avait sévi avec une violence méthodique, et menaçant de revenir, j’y ai repensé lors de cette longue marche du 11 janvier à Paris. Ce « moment de Kaboul » était ressenti, vécu par Georges et moi comme un moment unique, rare, exceptionnel. Comme une trêve. Et je pensais en marchant, ému comme les autres autour de moi par l’hommage aux victimes et emporté dans cet élan de fraternité, que ce 11 janvier était aussi une trêve. Une pause. Un entre-deux. Avant, il y avait eu les morts : des journalistes, des policiers, des juifs, des gens. Et après, il y aurait des messages, des décisions, des actes qui viendraient briser l’esprit de ce dimanche, de ce jour où la France s’est aimée et où les Français ont chanteleur désir d’être ensemble. Le président de la République, dans les pages suivantes, dit le contraire de ma crainte. Ses mots sont rassurants. Son rôle est de rassurer. Ses engagements cherchent à convaincre qu’il va veiller à faire vivre cet élan de fraternité. Son rôle est de rassembler. Ses paroles semblent sincères quand il affirme que jamais il ne décidera d’un texte qui viendrait contrarier les libertés. Son métier est de bien parler.
Mais que se passerait-il si la tension devait s’intensifier, si d’autres drames éclataient, si des violences se déchaînaient ? Que se passera-t-il quand les responsables politiques, ceux qui sont en charge des affaires de la République ou aspirent à l’être, se sentiront dans l’obligation de répondre à cette autre demande, tout aussi forte et pressante de l’opinion – cette chose molle qui ne marche pas dans la rue mais influence et finalement décide – de davantage de sécurité. Marine Le Pen, la première, a anticipé ce besoin sécuritaire en hurlant ce mot d’ordre. D’autres le murmurent. « Protégez-nous les uns des autres ! » plutôt que « Rassemblez-nous les uns les autres ! ». Voilà le risque de cet après-11 janvier.
Ce dimanche-là, les Français, à Paris et dans les villes de province, aspiraient, en hommage à « Charlie » et aux victimes, à davantage de liberté, à davantage d’égalité, à davantage de fraternité. Et c’est l’inverse qui, si on n’y prend pas garde, risque de se produire.
Déjà des signaux alarmants. Des insultes, des menaces accablent des Français de confession musulmane, balayant d’un revers de haine ce bel élan de fraternité. Des manifestations culturelles sont suspendues ou indésirables en France mais aussi en Europe. Après les attentats de Copenhague du 14 février, les mesures de sécurité ont été encore renforcées dans les lieux qui accueillent des débats ou des expositions ayant trait à l’islam. Et c’est ainsi que, progressivement,naturellement, s’installe ce préjugé : la communauté musulmane serait violente ou si fragile qu’elle s’indignerait de tout ce qui ne serait pas « islamiquement correct ».
Déjà des mots excessifs. Ces mots qui, il y a deux mois, s’inscrivaient en manchette dans la presse : « Le 11-Septembre français ». Or écrire cela, prétendre cela, c’est installer dans les têtes l’idée qu’il serait alors juste d’adopter des lois de précaution qui, obligatoirement, conduiront à réduire, fût-ce provisoirement, le champ des libertés.
Ce n’est pas le cas aujourd’hui en France à cette date précise. Le président le dit, s’en explique et s’en félicite. Sa fonction est encline à se satisfaire de ce qu’il fait ou a eu la lucidité de ne pas faire. Il sait quelle victoire éclatante remporteraient les terroristes si, en réponse irréfléchie à leurs actes barbares, un pays aussi emblématique que la France s’installait dans la situation « d’être en guerre ». Au point de détériorer notre devise. Moins de liberté. Moins d’égalité. Moins de fraternité. Pour plus de sécurité.
A ce jour, à l’exception notable des braillards de l’extrême droite, les responsables politiques, de gauche et de droite, même s’ils ont vite regagné leurs pénates partisans, ne tombent pas dans la surenchère sécuritaire. Mais tout est si provisoire en ces temps de trouble. Les politiques ont toujours eu la conviction profonde qu’ils seront jugés par les Français sur leur capacité à les protéger. Qu’en cas de nouvel attentat meurtrier, il leur sera fait immédiatement reproche de n’avoir rien fait ou pas assez fait. Peut-être sont-ils dans leur logique en pensant ainsi. Mais si ce dimanche 11 janvier, ce moment rare de communion, a réellement changé la France, eh bien, que ceux qui la représentent changent à leur tour et cessent d’aller au-devant des craintes présumées du peuple, par peur d’être sanctionnés.
« Not afraid » dit la petite fille de la photo – qui doit avoir l’âge de la petite fille de Kaboul aujourd’hui. Le dimanche 11 janvier, les millions de Français qui marchaient ne tremblaient pas. 

 

MAGAZINE
Polka #29
sortie le jeudi 5 mars 2015  
Polka
Cour de venise 
12, rue Saint-Gilles
75003 Paris
212 pages
5,90 €

www.polkamagazine.com

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