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Niort : Klavdij Sluban, invité d’honneur à la Villa Perochon

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La 21ème édition des Rencontres de la jeune photographie internationale de Niort présente 14 artistes internationaux, en invité d’honneur, le photographe français Klavdij Sluban, avec l’exposition Transsibériades qui est présentée jusqu’au 30 mai 2015.

Transsibériades

Il y a vingt ans, la brèche dans un rempart séparateur ouvrait tout grand la porte de l’Europe orientale. Parler d’écroulement du mur de Berlin, c’est utiliser une expression imprécise : il ne s’est pas écroulé, ce ne fut pas un effondrement structurel, mais la démolition d’une construction périmée.

J’ai fait le métier de maçon et j’ai abattu des murs pendant bien des années. C’est au moment où ils ne servent plus à rien qu’on voit leur bon côté. Qu’il est beau de démolir une paroi séparatrice, de dégager le poste de garde d’une frontière annulée. De la nouvelle Europe j’aime la fin de ses frontières intérieures. J’aime le mot union. Les murs ont deux faces et deux fins : l’une sert à défendre contre l’extérieur, l’autre à garder enfermés, et elle est donc dirigée contre l’intérieur. Le vingtième siècle a été le siècle le plus carcéral de l’histoire humaine. Ma génération, la dernière gauche révolutionnaire d’occident, a été la plus emprisonnée pour raisons politiques de toute l’histoire d’Italie, battant de très loin le record de celle emprisonnée durant le fascisme. Les murs du vingtième siècle ont servi à enfermer.

Le photographe Klavdij Sluban vient de la moitié d’Europe séparée, il est habitué aux enclos et aux barreaux. Il a voulu aussi enseigner la photographie en prison. Avec ce livre, il visite l’Est, un ex-monastère. Il y a vingt ans, à Berlin, on a démoli le mur d’une digue. De la première brèche, s’est déversée, un soir d’automne, une foule, un courant en crue vers la moitié interdite de la même ville. Quelques mètres ont suffi à unir. Cette nuit-là, l’Allemagne sortit par petits groupes de la dernière conséquence de la guerre perdue quarante-quatre ans plus tôt.

Il y a vingt ans, la partie orientale d’un monde antagoniste, divisé en deux, a rompu les digues et les rangs. Pologne, Hongrie, Allemagne de l’Est : l’Europe orientale démontait les serrures et les verrous. En Roumanie, chez les Slaves latins, le dictateur et sa femme subirent un procès sommaire et une rapide exécution.

Klavdij Sluban, une enfance passée à Livold, en Slovénie, appartenait, lui et son peuple, à la nation yougoslave qui finit en miettes au cours de la dernière décennie du siècle. En tant que chauffeur de convois d’aide humanitaire, j’ai connu la guerre des Slaves du Sud, libres de se détruire mutuellement une fois défait le lien qui les unissait. J’ai vu fleurir le buisson du fil barbelé, multiplier les frontières, éventrer les cimetières, démolir les lieux de prière, s’effacer les noms des état-civils, l’un par l’autre. C’est de cette zone de haine consommée que vient le photographe, Leica en bandoulière, pellicule blanc et noir, pour raconter les Est à qui sait tout juste qu’il en existe un. Pour ceux qui, comme moi, savent que c’est de ce point cardinal que commence le jour, la nouvelle du photographe brouille les cartes : de là vient l’ombre. La neige aussi est sombre, la lumière un blanc délavé, en exil sur la surface.

Le photographe se déplace à pied à travers les villes d’un Far Est abandonné, où sont passés les habitants ? Il en reste quelques-uns, emmitonnés dans le brouillard, quelques bêtes en fuite ou le dos au mur. À la recherche d’êtres humains, le photographe insiste au-delà de l’Europe, il pénètre en Asie, Russie, Mongolie, Chine, avec le transsibérien, mais il ne rencontre aucune densité humaine. Partout, la géographie prédomine et rend l’espèce humaine négligeable. En Sibérie, le lac Baïkal, le plus profond sur terre, le plus riche en oxygène, est une pupille aveugle, vu du train qui passe. Ceux qui se font de l’Asie une idée écrasante et milliardaire en vies humaines, grouillement qui essaime déjà chez nous, reçoit la prophétie d’un monde dépeuplé, le résidu d’une sorte de démission en masse, un reste qui décourage d’y vivre.

Le mot hébreu « kédem » indique aussi bien l’avant que l’orient. Plus qu’un cheminement vers un Est considéré comme un temps précédent, le voyage du photographe pénètre un futur, ouvre une brèche dans son mur. Le photographe visite l’Este en pèlerin qui interroge un oracle. Il en obtient des visions au milieu de vapeurs et de fumées. L’Est est un futur en déroute, le prolongement d’un temps à venir de l’humanité qui frétille encore de la queue mais faiblement. La queue, comme le sait bien le boucher, est la partie la plus dure à dépiauter. Il est dur le futur représenté ici figé en photos, dur à écouter. Du siècle le plus bruyant, le plus grand producteur de fracas mécaniques, on passera au silence. Le compagnon d’avenir sera le silence des rendus muets. Dans cette photo, le blanc et noir est un instrument vissé sur le canon de l’arme, c’est un silencieux. Le photographe est un tireur d’élite. Le vacarme d’escaliers roulants, de centrales nucléaires, de trains et de paysages urbains s’est effrité en murmures.

Le photographe a la nostalgie de la neige maternelle de l’enfance qui le rebordait dans son coin de terre, mais ici la neige est devenue une lèpre blanche, elle ne recouvre pas le sol, elle le ronge. Son silence est oppressant. Le photographe utilise rarement une vitesse d’exposition rapide pour fixer une course, un mouvement. Il laisse plus souvent un temps de pause plus long sur le diaphragme fermé, pour que le silence imprègne la pellicule. L’immobile a besoin de plus de temps pour affleurer. L’immobile est l’état de grâce du moment messianique, non pas l’exaltation d’un avent, mais une fin de course.

Quatre minces bouleaux se détachent du bois, leur tronc blanc fait sentinelle et annonce le retour de la terre à elle-même, sans espèce humaine, restituée au vent. C’est pourquoi je suis ému par l’unique saut dans le passé, la course des marins à l’assaut sur l’esplanade du Palais d’hiver. Le photographe n’y était pas, mais il a voulu y être quand même, il a photographié un tableau exposé au musée de Saint Pétersbourg, Leningrad pour nous du 20e siècle. Le seul mouvement de masse du livre vient d’une peinture, à l’aube du temps des révolutions. Ceux qui ont l’oreille visionnaire peuvent entendre le bruit des balles et de la neige piétinée. Les rapports de force entre oppresseurs et opprimés changeaient dans le monde avec les révolutions de l’Est. Notre siècle fut un siècle d’insurgés.

La dernière photo revient à un portrait de notre temps, le visage d’une femme aux lèvres entrouvertes pour un baiser au néant, inversé dans un reflet. Elle s’adresse à un point qui la sépare irrémédiablement. C’est tout l’Est qui regarde ainsi vers l’occident. C’est le regard le plus muet de toute la série, il offre et réclame un salut et fait le silence en qui regarde.

Erri de Luca

EXPOSITION
Transsibériades
Klavdij Sluban
Dans le cadre des Rencontres de la jeune photographie internationale de Niort
Du 7 mars au 30 mai 2015
CACP-Villa Pérochon
64 rue Paul-François Proust
79000 Niort
France
http://www.cacp-villaperochon.com
http://www.sluban.com

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