C’est une image qui a suffi à dire l’horreur de la guerre du Vietnam. Au centre, une petite fille atrocement brûlée au napalm. Kim Phuc aurait pu n’être à jamais qu’une victime. Mais la photographie a changé son destin, en plaçant sur sa route une poignée d’anges gardiens. Quarante ans après le cliché qui l’a fait entrer dans l’histoire, elle les a retrouvés.
Par Annick Cojean
A quoi tient la force d’une photo ?
A sa grâce, son magnétisme, son pouvoir d’interpellation ? D’où vient que, dans un déluge d’images, il en est une qui accroche le regard, imprime l’imaginaire et marque à jamais les mémoires ? Et comment expliquer qu’après avoir fait irruption dans nos vies son personnage central continue de nous hanter, qu’il devient familier et qu’on se l’approprie, qu’on se montre exigeant, qu’on souhaite entendre sa voix, donner à la photo une suite, une histoire, un destin ? Il nous a dérangés, fascinés, bouleversés ? Il n’a pas le droit de disparaître, il doit rendre des comptes ! Sa vie n’est-elle pas irrémédiablement liée à la nôtre ? Depuis qu’elle est enfant, Phan Thi Kim Phuc rumine toutes ces questions. Dans un hôtel de Toronto où elle s’apprête, ce 8 juin, à recevoir ses amis, la jeune femme, désormais canadienne, éternellement sourit. De ce sourire unique, bienveillant et radieux, qui réchauffe tous ses interlocuteurs et apaise leur gêne d’être accourus du monde entier pour la presser de questions. Elle sait leur gourmandise et leur curiosité. Cela fait quarante ans qu’elle vit avec l’une des photos les plus emblématiques du XXe siècle. Quarante ans qu’elle l’incarne, la commente, la prolonge. Quarante ans qu’elle est « la fille de la photo » qu’on oblige à se retourner en permanence vers l’instant le plus douloureux de son existence – ce bombardement au napalm qui la brûla intensément, à l’âge de 9 ans, et faillit lui coûter la vie- mais qui en accepte aujourd’hui le fardeau avec grâce. «J’ai longtemps voulu fuir cette petite fille plongée dans le chaos de la guerre du Vietnam. Mais la photo m’a toujours rattrapée. De partout des gens surgissaient en disant: « C’est bien vous ? Quelle horreur ! » » Et j’avais l’impression d’être doublement victime. Et puis j’ai décidé que ce qui m’apparaissait comme une malédiction avait aussi été ma chance. Et qu ‘il me revenait de sens à donner à cette photo. » Elle illustrait l’épouvante de la guerre ? «Je deviendrai une ambassadrice de la paix. » Elle montrait la barbarie? « Je parlerai d’amour et incarnerai le pardon. » Elle évoquait la mort ? « Je montrerai la vie ! Elle ne m’a guère épargnée, mais c ‘est elle qui triomphe. La tragédie n’a jamais anéanti l’espoir. Des anges gardiens sont sans cesse apparus sur mon chemin. Et c’est bien cela le miracle! » Alors, du quarantième anniversaire de la photo prise dans son village de Trang Bang, au Sud-Vietnam, le 8 juin 1972, elle a voulu faire un hymne à la vie. Fini d’être une victime ! Maintenant, c’est elle qui prend les choses en main. Depuis qu’elle a fui, au retour d’un voyage de noces à Moscou en 1994 et dans des conditions rocambolesques, le Vietnam puis Cuba où le gouvernement communiste la maintenait sous étroite surveillance, elle se sent invincible. Et le cri assourdissant de la petite fille dont les vêtements, comme la peau, avaient brûlé sous le feu du napalm a fait place à la voix sereine d’une mère de famille comblée. Fière d’avoir osé changer de pays, de culture et de langue; soulagée de ne plus ressentir ni colère, ni amertume, ni haine; convaincue qu’à chaque instant le courage et l’amour peuvent inverser le cours d’une vie. Une voix joyeuse, qui ne craint plus les micros ni les vastes auditoires, anime une fondation pour aider les enfants victimes de nombreuses guerres, a fait le tour du monde et croisé des reines et des chefs d’Etat, des activistes et des Prix Nobel, travaille bénévolement pour l’Unesco, mais choisit, à l’heure des bilans, de célébrer en une cérémonie familiale ses propres « héros ». Une poignée de belles âmes qu’elle n’avait jamais pu remercier officiellement et qui l’ont rejointe pour l’occasion à Toronto. Des caractères étrangement liés par la fameuse photo et qui prouvent, insiste-t-elle, que chacun, à un moment clé, peut sortir des rails et « faire la différence » dans la vie de quelqu’un d’autre.
Un «héros»? Sans hésiter, elle cite d’abord Nick Ut, l’auteur du cliché, né dans le delta du Mékong. Il n’avait alors que 21 ans, et avait été embauché par Associated Press à la suite du décès de son frère aîné, photographe à l’agence. Il s’était posté, ce 8 juin 1972, sur la route 1 de Trang Bang, à moins d’une heure de Saigon et avait assisté avec stupéfaction à une affreuse bavure: deux avions de l’armée sud-vietnamienne, croyant viser un repère de Viêt-congs, avaient bombardé une pagode abritant ses propres soldats et des familles civiles. Il avait vu les quatre bombes de napalm descendre en tournoyant, les champs s’embraser instantanément des deux côtés de la route, les arbres ruisseler de flammes rouges et safran ; et puis, sortant de la fumée noire et dans un souffle brûlant comme surgissant de l’enfer, des silhouettes humaines, hébétées. Elles couraient dans un silence oppressant avant d’appeler à l’aide en découvrant soldats et journalistes sur la voie. Il y eut d’abord une grand-mère, celle de Kim Phuc, portant dans ses bras un petit enfant calciné. Puis a jailli un jeune garçon en chemise blanche et short noir qui hurlait: « Aidez ma sœur! » Elle arrivait derrière. Toute nue, bras écartés, infiniment vulnérable. Elle disait: «Nongqua, nongqua! » qui voulait dire: «Trop chaud! » Sa queue de cheval avait grillé et de son corps brûlé se détachaient des lambeaux de chair rose et noire. En voulant éteindre les flammes qui léchaient son bras gauche, elle avait carbonisé la paume de sa main droite. La scène était terrible. Elle exprimait comme aucune autre l’injustice, la douleur, la folie de la guerre. Nick Ut, tremblant, avait pris la photo – plusieurs de ses confrères étaient occupés à rembobiner leur Leica. Puis il s’était approché des enfants. Le journaliste de la chaîne britannique ITN, Chris-topher Wain, avait donné à boire à la petite fille et l’avait aspergée d’eau. Nick avait couru chercher un poncho pour cacher sa nudité et puis il avait accepté, avant de foncer développer le film si précieux, de conduire l’enfant à l’hôpital de Cu Chi, sur la route de Saigon. A chaque secousse de la voiture, Kim Phuc hurlait de douleur. Puis elle perdit connaissance. Le photographe la confia aux infirmières et médecins. « Oncle Ut, dit aujourd’hui la jeune femme, tu m’as sauvé la vie. » Il habite à Los Angeles mais il n’est de semaine sans qu’ils ne se parlent. En quelques jours, la photo de Nick Ut fit la « une » des journaux du monde entier, suscitant l’indignation et la colère des opposants à la guerre, l’embarras désolé de ses partisans. Des enregistrements de la Maison Blanche révéleront plus tard l’irritation du président Nixon, obsédé par cette image qu’il soupçonna d’être truquée. Elle vaudra à Nick Ut les plus grandes récompenses internationales, y compris le prix Pulitzer. Un deuxième « héros » a joué, assure Kim Phuc, un rôle déterminant dans son sauvetage. ChristopherWain, le journaliste d’ITN. Son reportage sur la petite fille était passé à la télévision juste après la publication de la photo, et le monde, stupéfait, avait découvert la scène en mouvement. Mais le reporter voulait avoir des nouvelles de l’enfant et s’assurer qu’elle était bien soignée. Alors que ses parents la recherchaient en vain d’hôpital en hôpital, craignant de la retrouver dans une morgue, il l’a localisée, grâce à l’ambassade britannique, dans une annexe étouffante du First Chil-dren’s Hospital de Saigon. Elle avait sombré dans un semi-coma. Les pansements collés à sa peau brûlée dégageaient une odeur pestilentielle. Une femme qui assistait à l’agonie de son petit garçon dont les brûlures grouillaient de vers sur le lit d’à côté l’éventait de temps en temps. Le reporter fut effaré. Il courut chercher une infirmière : « Que va-t-il arriver à la petite fille ?
— Elle va mourir. Ce n ‘est qu ‘une question d’heures. »
Il ne pouvait l’accepter. Il a téléphoné tous azimuts, appris l’existence du pavillon Barsky une clinique américaine capable de soigner les grands brûlés, appelé l’ambassade américaine qui donna son feu vert au transfert de l’enfant à condition que le ministère sud-vietnamien des affaires étrangères formule son accord. Alors il s’y est précipité, faisant face à un haut fonctionnaire réticent et obtus. Tout cela ne serait pas bon, disait-il, pour l’image du Sud-Vietnam. Cela rendit fou le journaliste qui sortit un couteau de sa poche et le tendit à l’imbécile : « Cette gosse souffre atrocement. Alors prenez ce couteau et rendez-lui service en lui tranchant la gorge. » L’effet fut immédiat. Kim Phuc fut transférée à Barsky, et le personnel se démena pour soigner au mieux la petite brûlée que guettait le monde entier et qui endura en une année pas moins de dix-sept opérations. « Chris, dit Kim Phuc, en le repérant dans l’assistance, tu as partagé ma route. Je te suis reconnaissante ! »
mais comment oublier perry kretz, ce journaliste de Stern, basé à Hambourg, lui aussi bouleversé par l’image découverte dans les journaux? Ayant photographié Kim Phuc en 1973 après ses quatorze mois d’hôpital, et découvert ses cicatrices atroces que la chaleur rendait si douloureuses et qu’elle n’avait aucun moyen d’apaiser, il n’avait cessé de penser à elle. Comment survivait-elle ? Comment, dans sa famille pauvre et nombreuse, retrouvait-elle sa place ? Sans aucune nouvelle, et à l’occasion du dixième anniversaire des accords de Paris instaurant le cessez-le-feu avec les Américains, il demanda officiellement au gouvernement vietnamien de retrouver la fillette. La recherche prit une année – la famille avait déménagé – mais elle donna à Hanoï la conviction que
Kim Phuc était, aux yeux des étrangers, un trésor national et qu’on ne
saurait trouver meilleur outil de propagande. On ne cessa dès lors de
l’exhiber comme une marionnette devant les journalistes et diplomates
étrangers, encadrant son discours, perturbant ses études et sa santé, et
ruinant à jamais son rêve de devenir médecin. Elle ne dit rien à Kretz
quand il lui rendit visite, mais à bout de force, un jour, elle osa lui écrire,
priant pour que sa lettre ne soit pas interceptée : « Cher papa—Je suis
malade et je n’ai pas d’argent. » Cela faisait des mois que le journaliste
attendait le feu vert d’Hanoï pour emmener la jeune fille se faire opérer
en Allemagne par un grand chirurgien plasticien. Il piqua une colère, re
mua ciel et terre, et vint lui-même chercher Kim Phuc pour la conduire
chez le docteur Zeller qui, en deux opérations, résolut un problème dé
licat de rétractation de la peau. « Papa, déclare la jeune femme au micro,
tu es aussi mon héros. »
Il en est d’autres, bien sûr, en plus des trois briscards, qui l’ont aidée tout au long de la route. Et elle en cite beaucoup qui sont là, la soutiennent, l’applaudissent. Les voir réunis dans une pièce la bouleverse, et pourtant elle rayonne dans sa tenue vietnamienne traditionnelle. Son mari et ses fils ont mis des cravates. Elle les trouve beaux et les enlace. Remercie Dieu et le ciel car elle est devenue très chrétienne. Et ajoute avec sa voix soyeuse : « Vous voyez, l’amour est toujours plus fort que le napalm ! »
Annick Cojean pour Le Monde.