Il aura simplement fallu cinq jours de travail à Damon Winter pour égaler Lewis Hine ou Charles Ebbets. Sur le chantier du nouveau World Trade Center, le photographe du New York Times< a suivi les Ironworkers, ces bâtisseurs de gratte-ciels américains qu’une ville glorifie toujours autant.
Un poème. Le mot est à peine trop fort. Ces photographies là s’enchainent avec des rimes. Pourtant, chacune d’elle est une icône, et comme les vers, presque dissociable des autres, sans que leur but premier, l’information, soit altéré. Le spectateur sait toujours où il est, là haut, à 300 mètres au dessus du sol, avec les ouvriers qui construisent depuis plus d’un siècle les cimes de New York.
Damon Winter a bien un talent : celui de transformer le reportage en art. Face à Manhattan et sa vue imprenable, à une altitude où n’importe quel cliché est une réussite, tout le monde serait tenté de « mitrailler » le panorama en grand angle et d’y incorporer quelques scènes humaines. Le photographe ne se contente pas de ce spectacle. Il scrute, il zoome, cherche la composition, coupe les corps, bouleverse le cadrage, et c’est presque naturellement que la skyline apparaît ensuite, en fond. « Je suis toujours très concentré sur ce qui se passe devant moi, explique-t-il. En règle générale, je cherche la surprise. Je remarque la symbolique qu’après, à l’édition. »
Même s’il a en tête « ces merveilleuses photos de la construction de l’Empire State Building dans les années 20 », Damon Winter est intimidé lorsqu’il arrive sur le site, en juillet dernier. Les ouvriers sont en train d’ériger les 73e et 74e étages de la future « Freedom Tower ». L’accès dont il a bénéficié a nécessité des mois de négociations. On n’entre pas de la sorte chez les Ironworkers. « Ils ont leur propre monde. Des officiels du Port Authority avaient toujours un œil sur moi, je ne devais pas déranger le travail des hommes, leur parler ou les faire poser. Mais comme ils m’ignoraient, j’ai pu m’effacer pour saisir de bons instantanés. »
Comme nombre de reporters, Damon Winter aime le contact rapproché. Sur tous les terrains – des chambres d’hôtel de stars aux décombres de Port-au-Prince –, il prend le temps de nouer une relation avec les gens qu’il photographie. Sensibilité et douceur : une constante chez l’homme et ses photos. « Finalement, ce sont les ouvriers qui sont venus me voir. J’ai passé des moments à boire des bières et à discuter avec eux en fin de journée. »
Depuis Charles Ebbets et ses ouvriers assis sur une poutre en métal, les conditions de travail ont bien changées. Damon Winter a dû se plier à quelques exigences : un harnais, un casque, des lunettes et des bottes solides. Pour autant, même en numérique, le noir et blanc est resté de rigueur. « C’est une référence aux images classiques mais aussi dû aux conditions de lumière. Ce soleil vif est très difficile à apprivoiser en couleur. Le noir et blanc permet au contraire de contourner le problème et d’apporter un effet graphique. »
Jonas Cuénin
Note : Ce travail a été publié le weekend du 4 septembre dans le New York Times magazine à l’occasion des commémorations du 11 septembre.