En 2010, Teru Kuwayama lancait avec deux autres photojournalistes, Balazs Gardi et Tivadar Domaniczky, tous trois incorporés au sein de l’armée américaine en Afghanistan, un projet de documentation en ligne dont le contenu était produit par la communauté des soldats enrôlés et leur famille. L’initiative, novatrice à l’heure où les blogs et médias sociaux ne faisaient que balbutier leurs potentialités véritablement sociales, donnait le choix des mots et des photos à 1 000 Marines isolés en mission et à leurs proches — à ceux pour qui la guerre est personnelle avant d’être politique. Leurs photos, celles postées par leur femme et leurs parents, l’annonce tragique d’un ami mort, des compte-rendus de mission, toutes étaient mises en ligne instantanément sur une page Facebook dédiée pour fournir l’information de proximité que les médias ne pouvaient pas relayer dans le cadre d’un conflit international. BaseTrack mêlait deux réalités parallèles, deux angoisses qui s’appaisaient l’une l’autre en réduisant leur durée.
Adapté pour la scène par En Garde Arts, BaseTrack Live pourrait bien être ce que la critique Bertie Ferdman, dans une interview avec la productrice Anne Hamburger, appelle le théâtre citoyen (1). En Gardes Arts a fait sa spécialité des pièces résolument communautaires. Quoi de plus naturel que de s’emparer d’un média social ? Conçue par Edward Bilous, directeur du Center for the Innovation of the Arts à Juilliard, BaseTrack est devenu en version Live une installation audiovisuelle performative. La bande sonore impose le rythme des images. Photos et vidéos se succèdent en séries, superpositions, dédoublements, suivant l’accumulation des instruments de musique sans craindre d’étourdir. Les voix des soldats deviennent les paroles de la composition : « I am John, I was born in Ohio, I have been in Afghanistan for 4 months » ; « I am Michael, I was born in Texas » ; « I am Pedro » ; « I am Christopher » ; « David » ; « Adam » ; « Andrew » ; « Jonathan » ; « Deric » ; « Justin » ; « Shawn » ; « Rakesh » ; « James » ; « Christian » ; « Genaro » ; « Aaron » ; « I am AJ Czubai ».
AJ et Melissa Czubai sont tombés amoureux juste avant le depart d’AJ en Afghanistan. AJ est sur scène, incarné par un autre vétéran et comédien, Tyler La Marr. Melissa apparaît d’abord en vidéo en haut à droite de l’écran, comme sur Skype. Elle est enceinte, il assiste a l’accouchement par téléphone, il perd un ami cher sur le terrain, l’apprend par Melissa, revient retrouver sa famille, ne pense qu’à retourner auprès de ses compagnons d’armes, se noie dans l’alcool et le stress post-traumatique. AJ et Melissa parlent au public, se parlent, tantôt directement, tantôt virtuellement, chaque réalité occupant un espace scénique distinct. Ils sont interrompus par les voix et les photos d’autres soldats — ils partagent la même histoire, pourquoi ne partageraient-ils pas la même scène ? Dans une galerie qui défile à la vitesse frénétique de la musique, les soldats posent armes en main, assis devant un fond aussi uniformément beige que les paysages afghans. La pose et les armes se répètent, les émotions, non.
Les réflexions sont simples, presque légères au vu de certains travaux documentaires sur la violence physique et psychologique des conflits ; elles n’en sont pas moins bouleversantes. Le propos n’est cependant pas de critiquer la guerre mais de faire cohabiter dans le même espace-temps des réalités parfois inconciliables. Le théâtre devient le relais physique de la plateforme communautaire qu’était BaseTrack. A la fin de la représentation du 11 novembre, AJ était présent dans l’audience, et près de la moitié du public était constituée de soldats et leurs familles — les mêmes personnes que Teru Kuwayama et ses collègues avaient rapprochées à l’époque.
http://www.bam.org/theater/2014/basetrack
(1) http://howlround.com/citizen-theater-anne-hamburger-on-basetrack-live