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MUUS Collection : Entretien avec Richard Grosbard sur Deborah Turbeville

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L’Œil de la Photographie s’est entretenu avec Richard Grosbard, directeur de la Collection MUUS à propos de l’artiste Deborah Turbeville (1932-2013). Il raconte l’acquisition de son oeuvre, son parcours professionnel et ses expositions actuelles.

 

Comment s’est déroulée l’acquisition du patrimoine de Deborah Turbeville ?

En janvier 2020, Michael W. Sonnenfeldt, fondateur et propriétaire de la collection MUUS, m’a nommé conseiller, avec pour responsabilité l’acquisition d’archives et fonds d’artistes supplémentaires afin d’enrichir cette collection. Collectionneur de photographies depuis plus de cinq décennies, j’ai échangé avec diverses galeries pour réfléchir à plusieurs pistes. Mon amie et propriétaire de la galerie éponyme, Deborah Bell, m’a invité à consulter les archives de Deborah Turbeville. Décédée en 2013, la photographe américaine avait donné la gestion de son oeuvre à ses exécuteurs testamentaires, Paul Sinclaire et Barbara Peters. MUUS a acquis le patrimoine de Turbeville en août 2020 afin de préserver et de célébrer l’héritage de cette artiste pionnière.

 

Quelle est votre politique en matière d’acquisition ? Acquérez-vous systématiquement les archives dans leur intégralité ?

La stratégie d’acquisition de la collection MUUS associe recherche universitaire et promotion de l’œuvre. Cette stratégie reflète un engagement à préserver comme à promouvoir des artistes sous-estimés. Bien que la collection n’a pas inscrit dans ses fondements l’acquisition systématique des archives d’artiste dans leur intégralité, MUUS adopte généralement une approche approfondie de l’acquisition. Cette stratégie permet à MUUS de maintenir l’intégrité et l’exhaustivité d’un fonds d’artiste. Nous cherchons à acquérir de vastes ensembles d’œuvres d’artistes qui ont peut-être été largement négligés. Ce faisant, MUUS cherche à donner une vision plus vaste de leurs œuvres et le contexte historique de leur travail.

 

Que savait le monde de l’art sur Deborah Turbeville lorsque MUUS a acquis son œuvre ?

Lorsque la collection MUUS a décidé d’acquérir les archives de Turbeville en août 2020, le monde de l’art était familiarisé avec son oeuvre et connaissait son travail pionnier dans la photographie de mode. Son travail était apprécié pour son approche non conventionnelle et avant-gardiste, fort de quatre décennies à partir des années 1970, tout en distinguant ses collages photographiques. Turbeville a été présentée dans de nombreuses expositions individuelles et collectives dans des lieux prestigieux tels que le Centre Georges Pompidou à Paris, le musée Hasselblad en Suède, le Kunst Museum à Joenseeu, en Finlande, et Studio St. Petersburg en Russie.

Son œuvre a été publiée dans des magazines de premier plan tels que Vogue et Harper’s Bazaar, et elle compte plus de dix livres à son actif, dont Wallflower et Unseen Versailles.

 

Qu’avez-vous alors découvert ?

Nous avons découvert dans les archives de Turbeville un trésor de documents et de ressources donnant un aperçu plus profond de son esprit créatif comme de sa méthode de travail. La collection comprend plus de 30 journaux intimes remplis de recherches et réflexions personnelles, à l’image de celles sur Julia Margaret Cameron, qui donnent à voir les curiosités intellectuelles de Turbeville. Des carnets de croquis contenant des polaroids soulignent ses concepts fondateurs et les effets improvisés qu’elle valorisait, une pratique qu’elle évoquait dans des entretiens. Plus de 80 000 négatifs forment une archive complète de son œuvre photographique, cruciale pour comprendre son développement créatif. Des photographies personnelles ajoutent une strate de contexte, éclairant sa vie et les influences qui ont façonné son environnement artistique. Des manuscrits et documents éphémères englobent potentiellement des brouillons et des notes et révèlent les fondements de ses méthodes artistiques et de ses intentions. Des nouvelles comme Passport donnent à voir la dimension narrative, miroir de ses récits visuels. La gestion de dix ouvrages, parmi lesquels Unseen Versailles, Wallflower et Past Imperfect, constitue un témoignage significatif de sa vision artistique, offrant des perspectives étendues sur son œuvre et les thèmes qui imprègnent sa photographie.

 

Lorsque vous avez demandé à Nathalie Herschdorfer, commissaire de l’exposition Deborah Turberville, saviez-vous déjà que son travail ne se limiterait pas à la mode, ou l’avez-vous découvert avec elle ?

Nathalie Herschdorfer, commissaire expérimentée et historienne de l’art spécialisée dans l’histoire de la photographie, était consciente de l’ampleur et de la profondeur du travail de Turbeville. Lorsque Nathalie a été sollicitée pour devenir la commissaire de l’exposition sur Deborah Turbeville, elle a accepté avec enthousiasme cette fonction car elle savait que le travail de Turbeville dépassait le domaine de la photographie de mode ; elle considérait Turbeville comme une artiste à part entière.

Nathalie avait conduit des recherches approfondies dans les archives de l’artiste, était familière des différents aspects de son travail, y compris les collages photographiques qui transcendent la photographie de mode traditionnelle. C’est avec cette connaissance qu’elle a écrit le livre Deborah Turbeville: Photocollage (2023).

 

Comment sa photographie de mode est-elle liée à sa pratique plus expérimentale ?

Turbeville brouille constamment les frontières entre le travail de mode commercial et l’art. Son approche de la photographie de mode était caractérisée par une esthétique onirique et mélancolique qui incorporait souvent des notions renvoyant au déclin, à un sentiment nostalgique du passé. Les images de Turbeville ne cherchaient pas seulement à valoriser des vêtements, mais se destinaient plutôt à créer une atmosphère ou à raconter une histoire. Elle était connue pour ses techniques de post-production fondées sur le grattage, le marquage ou l’altération de la surface de ses Polaroids pour créer un aspect vieilli et intemporel. Ces technique sur le tirage donnaient une autre dimension à son travail. Elle a également expérimenté avec le transfert d’images Polaroid vers le numérique, créant des images abstraites grand format à partir de sa collection de Polaroids « obsolètes ». Cela lui a permis de réinterpréter des Polaroids originaux et d’étendre leur existence au-delà de l’impression instantanée.

 

Sa photographie de mode était fondamentalement non-conformiste, si l’on peut dire. Ses images se trouvaient très éloignés des instantanés bruts de ses contemporains Guy Bourdin, Helmut Newton et Irving Penn. Comment ses pairs la percevaient-ils ?

Turbeville se démarquait de ses contemporains masculins. Le travail de Guy Bourdin, Helmut Newton et d’autres étaient des photographies de femmes jouant avec la limite, fortement sexualisées tandis que Turbeville se fondait sur une représentation très différente de la beauté. Son travail était souvent regardé en un contraste saisissant avec la sexualisation topique de la photographie de mode des années 1970, notamment par le potentiel narratif et le caractère mystérieux de ses photographies. Ses compositions énigmatiques et son approche technique de la photographie, doublées d’une mise au point douce et de rayures sur les négatifs, évoquent davantage l’imagerie éthérée de la fin du XIXe siècle plutôt que les instantanés bruts de ses contemporains.

 

Pourriez-vous nous en dire plus sur la séance de photos controversée à la Bath House ?

Ce shooting faisait partie d’un éditorial de maillots de bain pour l’édition américaine de Vogue en 1975. Elle mettait en vedette cinq mannequins dans un thanatorium abandonné. Les images se sont avérées radicalement différentes de la photographie de mode typique de l’époque, souvent brillante et polie. Celles de Turbeville étaient granuleuses et fanées, les mannequins apparaissant languides et rêveuses, à peine conscientes de la présence de la photographe, voire des unes et des autres. La séance a suscité un scandale en raison de ses connotations sexuelles . Certains critiques et lecteurs ont été choqués par les images, en s’imaginant voir des thèmes tels que la toxicomanie à l’héroïne et le lesbianisme. Malgré, ou peut-être grâce à, la controverse , cette série de la Bath House a généré une publicité et des ventes considérables pour le magazine.

 

Son travail a été présenté à Photo Elysée à Lausanne, il est désormais à Amsterdam à Huis Marseille. Quelles sont les prochaines étapes pour son oeuvre ?

Pendant ces deux expositions, d’autres expositions de son travail ont eu lieu. L’exposition « Otherworldly: Deborah Turbeville Photographs » au Image Center  et « Deborah Turbeville: Assemblage » à la galerie Stephen Bulger à Toronto, au Canada. De même, Nathalie Herschdorfer a organisé une conférence sur la vie et le travail de Turbeville au Image Center, et une conférence au National Arts Club avec le soutien de la collection MUUS. L’oeuvre de Deborah Turbeville connaîtra de nombreuses autres rétrospectives dans des lieux prestigieux à travers l’Europe. Il est également prévu de publier deux livres autour de l’héritage de Turbeville. Enfin, un documentaire sur son oeuvre est en préparation.

 

Quels aspects de son travail restent encore à étudier ?

Ils sont nombreux, notamment un examen approfondi de son influence sur la photographie contemporaine et une analyse approfondie de ses techniques et de leur effet sur la représentation des femmes dans les médias visuels. Son travail peut aussi se voir à l’intersection d’autres formes d’art et mouvements culturels. Considérant le grand nombre de négatifs inexploités dans ses archives, de nombreuses photographies de l’artiste n’ont peut-être jamais été vues publiquement, ouvrant la voie à de nouvelles expositions. Une étude technique de ces négatifs pourrait révéler des détails sur son approche de l’éclairage, de la composition, de ses méthodes d’altération des négatifs, pour mieux cerner son style. Des projets unissant artistes et designers contemporains, inspirés par son oeuvre, pourraient ouvrir un dialogue entre son héritage et la création contemporaine. De plus, les archives pourraient venir enrichir des ressources éducatives, en enseignant ses techniques et sa vision de la photographie. Enfin, la publication de nouveaux livres ou catalogues présentant ces négatifs, avec des contributions d’historiens et de critiques, donnerait un commentaires précieux et une analyse contextuelle de son travail.

 

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