L’Invention d’un Langage – Texte par Jean-Jacques Ader
Les trois cercles de couleur se faufilent derrière le pilier de l’église. Tout au sommet de la grande salle, ils épousent maintenant la forme des voutes puis poursuivent à nouveau leur vadrouille aérienne et aléatoire, métaphore possible d’une liberté artistique acquise par ce rouge, ce vert et ce bleu, toujours en mouvement depuis les années 70.
L’installation de l’artiste Alix Delmas Cibles#3 s’inscrit dans ce cycle, qui débuta avec les recherches de Ducos du Hauron, jusqu’au œuvres de ses héritiers que l’on retrouve nombreux sur les cimaises du monument historique agenais.
Ce célèbre inconnu, Louis Ducos du Hauron, est l’inventeur de la photographie couleur, avant même les frères Lumière, qui utilisèrent ses recherches et réussirent ensuite à développer l’autochrome. Natif de Langon, Louis vécu à Agen et y termina sa vie, non sans avoir été un pionnier de la photographie moderne, son travail sur la trichromie est même à la base de la photographie numérique.
C’est donc naturellement à Agen que se fête le centenaire de sa mort, sous la forme d’une grande exposition « Inventer la couleur » – dont le sens évoque plus le langage visuel qui prit son essor dans les années 70 que l’invention technique elle-même – qui propose parmi les plus fervents pratiquants du medium photographique et se décline, non pas chronologiquement mais sous la forme de six thèmes définissant plus précisément les travaux des artistes présentés : inventer, expérimenter, matérialiser, révéler, choisir, teinter. Et l’affiche est plutôt alléchante …
A l’initiative de l’association des amis de Louis Ducos du Hauron, du maire d’Agen Jean Dionis du Séjour et sous la direction artistique de François Saint-Pierre (créateur de L’été photographique de Lectoure, dans le Gers voisin) c’est donc un panorama quasi complet de photographie couleur moderne qui est visible à l’église des Jacobins, autre lieu d’exposition du musée des Beaux-Arts de la ville.
De l’intronisation de l’image en couleur dans le monde de l’art, avec l’invitation de John Szarkowki à William Eggleston, qui faisait suite à Ernst Haas, au MOMA de New York, en passant par Saul Leiter autre pionnier, la programmation passe aussi par l’Europe de Luigi Ghirri et de John Batho, et s’aventure chez les expérimentateurs comme Jan Groover, Sammy Bajoli, James Welling ou Philippe Durand.
Le numérique est représenté, sous différents médiums, déclinaisons optiques, chimique et physiques, par Constance Nouvel, Vincent Ballard, Laure Tiberghien et Julien Richaudaud . D’autres artistes préférant jouer sur le rendu du spectre de la lumière ou sa transposition sur papier, virages, modification des sources lumineuses pour Denis Brihat et Paolo Roversi, colorisation pour Pierre & Gilles jusqu’au procédé Fresson pour Bernard Plossu, le seul selon lui à s’accorder avec le Noir et Blanc.
C’est un parcours libre de ces soixante dernières années, qui vous mènera parmi ces artistes de renom ou moins connus, mis en valeur dans la majestueuse architecture des Jacobins, un véritable inventaire du monde, en couleurs, nous rappelant que chaque grande étape d’innovation technique, autochromes, films instantanés, images numériques, s’accompagne d’autant d’aventures artistiques, d’expériences et d’innovations, jusqu’aux détournements de ces mêmes procédés, démontrant s’il le fallait l’inépuisable curiosité et désir d’exploration de l’esprit humain.
« Inventer la couleur » exposition du 3 Juillet au 3 Octobre 2021 présenté par le musée des Beaux-Arts d’Agen à l’église des Jacobins – catalogue d’expo aux éditions Manuella.
Parallèlement, le Musée d’art et d’archéologie d’Aurillac a ouvert « 76/86 » une exposition sur la même thématique de la photographie couleur, mais concentrée sur cette décennie 1976-1986. Salles des écuries, jardin des Carmes, du 24 Juin au 19 Septembre 2021.
Entretien avec François Saint-Pierre, commissaire de l’exposition « Inventer la couleur » présentée à l’église des Jacobins d’Agen du 3 Juillet au 3 Octobre 2021.
Propos recueillis par Jean-Jacques Ader
François Saint-Pierre est l’un des fondateurs historiques de L’été photographique de Lectoure (Gers) en 1990, suivi de près par le centre d’art du même nom ; il le dirigea jusqu’en 2014, gratifiant ce festival à la programmation exigeante, d’un rayonnement bien au-delà des frontières locales ou nationales.
JJA : D’où vient l’initiative de l’exposition Inventer la couleur ?
FSP : C’est tout d’abord la volonté de célébrer le centenaire de la mort de Louis Ducos du Hauron, inventeur de la photographie couleur et décédé à Agen, et de l’association des amis de Louis Ducos du Hauron ; son président Charles Sarion m’a demandé de proposer un événement sur la photographie contemporaine. Plusieurs lieux ont été envisagés jusqu’à ce que Jean Dionis du Séjour, le maire de la ville, demande à réaliser l’installation à l’église des Jacobins qui est dédiée aux expositions temporaires du musée des Beaux-Arts d’Agen.
JJA : Louis Ducos du Hauron, qui a vécu à Agen, est plutôt méconnu
FSP : Oui, il était natif de Langon mais il a passé une grande partie de sa vie ici, et quand il a déposé le brevet de photographie couleur il vivait à Lectoure. Malgré cela, il était loin d’être un homme d’affaire, c’était un savant dans son monde à lui, dévoué à ses recherches. Il a toujours eu du mal à gagner sa vie, et d’ailleurs son frère qui était magistrat l’aidait à subvenir à ses besoins. Son procédé était assez compliqué à mettre en œuvre, réservé aux scientifiques, et après avoir pensé à mettre une trame sur une plaque de verre avec les trois couleurs primaires, l’Omnicolor a été développé et commercialisé par les frères Jougla qui dirigèrent donc la première société à produire des plaques couleurs au monde. Hélas peu de temps après, l’entreprise Jougla et celle des frères Lumière fusionnèrent pour ne proposer que des plaques autochromes, qui causeront la disparition de l’Omnicolor.
JJA : Comment avez-vous pris connaissance de ses travaux ?
FSP : Je pense que c’était en 1990 ou 91, par l’intermédiaire d’un artiste Suisse que j’avais invité à L’été photographique de Lectoure, et j’ai été déjà à l’époque très impressionné par cette nouvelle. Peu de temps après, je suis donc venu au musée des Beaux-Arts d’Agen pour rencontrer la conservatrice en place, et lui demander à voir les archives photos de Ducos du Hauron, mais elles n’étaient pas du tout exploitées à l’époque.
La mairie d’Agen et le musée des Beaux-Arts s’est bien rattrapé depuis, en achetant d’autres photos par exemple, avec l’aide de Joël Petitjean du musée Niepce qui a fait pas mal de recherches sur le sujet, pour arriver à produire cette exposition qui est bien sûr une création.
JJA : Le titre « Inventer la couleur » fait plus référence à la démarche artistique qu’à l’invention technique elle-même
FSP : Exactement, c’est un hommage à la photographie couleur moderne, en référence à la phrase de John Szarkowski, directeur du département photo du Moma de New York, qui, en décidant de l’exposer en 1976, qualifia William Eggleston d’« inventeur de la photographie couleur moderne ».
JJA : Ce n’était pourtant pas le premier à y exposer des images couleurs.
FSP : Non, douze ans avant lui, sous la direction de Steichen, Ernst Haas par exemple avait déjà été invité à accrocher ses photos couleurs. C’était déjà plein d’audace et a été l’un des premier à photographier la modernité, mais ça n’a pas été considéré comme précurseur de la photographie moderne comme a pu l’être Eggleston, qui lui, a posé des bases qui ont été reprises ensuite par les photographes contemporains. Le quotidien, la banalité, remettre en question les règles de cadrage etc … à l’image de Stephen Shore, que je n’ai pas pu hélas avoir dans ma programmation, qui a été exposé juste après au Moma, autre représentant de la photographie contemporaine à venir. A partir de ce moment, la photographie couleur a cessé d’être considéré comme vulgaire, comme elle l’était par les puristes et l’aristocratie du Noir & Blanc.
JJA : Comment s’est constituée la liste des artistes représentés ?
FSP : Il y a bien sûr un axe chronologique, mais qui vient s’articuler principalement sur les six thématiques choisies : inventer/expérimenter/matérialiser/révéler/choisir/teinter, et les photographes qui en sont les représentants ; le tout soumis aux contraintes de temps et de budget inhérents à l’exercice. J’ai regroupé des gens que je connaissais bien, comme Eggleston que j’avais exposé à Lectoure ou Mazdak qui est dans la collection du Cnap, avec d’autres que je ne connaissais pas du tout, comme Sammy Baloji, d’autres encore en visitant des galeries. J’ai un peu fait mes courses comme ça, en essayant de rassembler toute une gamme, représentant la diversité des propositions de tous ces photographes. Mais le point commun c’est qu’ils sont tous des expérimentateurs, il n’y en a pas vraiment qui s’exprime dans le documentaire.
JJA : Le numérique a t-il été aussi révolutionnaire que la couleur par rapport au Noir et Blanc ?
FSP : Il a été révolutionnaire aussi, mais pas pour les mêmes raisons je pense. Le numérique a facilité et développé la circulation des images sur les réseaux, ce qui peut être une bonne et une mauvaise chose, mais il n’a pas impacté directement la production artistique. En discutant avec les artistes, je m’aperçois que certains sont très contents des nouvelles technologies ; John Batho par exemple a laissé tombé le cibachrome pour le numérique, grâce aux encres pigmentaires. Pareil pour Philippe Durand, qui dit qu’il découvre ses images au moment de la post-production et qu’il n’aurait pas pu avoir une telle qualité avec l’argentique. Nathalie Boulouch, qui est historienne de la photographie et qui a contribué au catalogue de l’exposition, écrit dans son livre « Le ciel est bleu » que certains photographes ont redécouvert leurs œuvres grâce au numérique, qui parvient à restituer certaines couleurs, inaccessibles au système argentique.
JJA : L’exposition n’est sans doute pas destinée à voyager, à cause notamment des prêts d’œuvres, mais pourquoi pas d’autres éditions ?
FSP : C’est quelque chose à laquelle nous avons pensé ; l’idée est à creuser. Le concept de l’invention du langage de la photographie couleur peut être conservé, et décliné dans une nouvelle édition, avec d’autres artistes et d’autres expérimentations. A suivre …
« Inventer la couleur » exposition du 3 Juillet au 3 Octobre 2021
présentée par le musée des Beaux-Arts d’Agen à l’église des Jacobins .
Beau catalogue d’expo chez Manuella éditions.
Un colloque « Louis Ducos du Hauron et la photographie couleur » est programmé
le 27 Novembre 2021 de 8h00 à 17h00, en présence de beaucoup d’invités tels qu’Alain Aspect physicien, Bertrand Lavédrine professeur au Museum de Paris, Nathalie Boulouch historienne en art contemporain, Joël Petitjean docteur en histoire de l’art etc…
infos :
https://www.agen.fr/en-ce-moment/agenda/exposition-inventer-la-couleur-3082.html