Philippe Halsman, Le grand saut
Ses images aiment la ruade. Les petits sauts d’hommes et de femmes célèbres et euphoriques. Mais au même titre qu’André Kertesz, Man Ray ou Hans Bellmer, la plus grande œuvre de Philippe Halsman est sûrement d’avoir permis à la photographie de faire un bond de géant. Ce grand saut entre réalité et imagination, entre documentation et expérimentation visuelle, et ainsi de lui donner une porte d’entrée vers un surréalisme joyeux et excentrique. « La photographie est un mode d’expression à part, car elle se trouve entre deux formes d’art, disait-il. Elle ne tente pas seulement de nous offrir une impression visuelle de la réalité comme la peinture et les arts graphiques, mais également de communiquer et de nous informer de la même manière que l’écriture. Aucun écrivain n’est critiqué pour écrire sur des sujets qui existent seulement dans son imagination. Aucun photographe ne devrait donc être critiqué quand, au lieu de capturer la réalité, il essaie de montrer des choses qu’il a seulement vues dans son imagination. »
Le photographe américain, né en 1906 à Riga (Lettonie) et mort en 1979 à New York, revient aujourd’hui sur le devant de la scène, grâce au musée de l’Elysée à Lausanne, qui lui ouvre grandes ses portes. Au travers de l’exposition Philippe Halsman, Etonnez-moi !, qui s’étend sur tout l’espace de l’institution, du second sous-sol aux combles, on comprend l’ampleur de son travail. L’homme aux 101 couvertures de Life, record absolu, a touché à tout : photographies d’animaux, vues de Paris, images de ses clochards, photos sous-marines, nus, publicité, mode, et surtout mises en scène géniales et portraits de célébrités. Ce dernier genre est une base chez Halsman. Citons Ali, Einstein — un ami —, Churchill, Hepburn, Warhol, Hitchcock et évidemment Marilyn Monroe. Un processus créatif débuté à Paris et révélé à New York. En complément de ses photographies iconiques, le musée a retrouvé les essais, les tentatives, les maquettes, les collages, les publications d’un créateur qui n’a eu de cesse d’expérimenter avec l’image. On y découvre combien chaque élément comptait, combien l’acuité était une donnée nécessaire à la folie de ses photographies.
Parmi ses compositions délurées, celles qui mettent en scène Marilyn Monroe ont une place de choix. L’exposition révèle d’ailleurs quelques inédites. C’est à l’automne 1949 que Halsman rencontre Marilyn pour la première fois, envoyé à Hollywood par le magazine Life pour réaliser un reportage sur huit jeunes mannequins se vouant à une carrière d’actrice. Il les photographie dans quatre scènes imposées (face à un monstre, dans la scène du baiser, en réaction à une histoire drôle ou goûtant leur boisson préférée) et remarque les aptitudes de Marilyn Monroe : « Marilyn était la seule à émerger du groupe de starlettes. Les photographes ont découvert sa faculté naturelle à flirter avec l’objectif de l’appareil, et son image de blonde, sa disponibilité instantanée, en ont fait une des pin-up les plus populaires aux États-Unis. Marilyn sentait que l’objectif n’était pas seulement un œil de verre. Mais le symbole du regard de millions d’hommes. Elle savait courtiser l’objectif mieux que n’importe quelle autre actrice que j’ai photographiée. » Il la photographiera à maintes reprises, jusqu’en 1959, notamment dans ses essais de « jumpology », ces portraits où il demande à ses sujets de sauter en l’air.
Avec plus de 170 portraits, le Jump Book (1959) illustre une nouvelle approche du « portrait psychologique » développée par Philippe Halsman dans les années 1950. La méthode est systématique. La diversité des lieux des prises de vue témoigne elle du caractère volontairement hasardeux de sa démarche. Lors de ses travaux de commande, Halsman demande à la fin des séances de pose si la personne accepte de participer à son projet personnel, et les sauts sont réalisés dans ce même contexte : en studio, en extérieur ou dans des intérieurs. Même si ses portraits se distinguent par leur légèreté, Halsman présente la « jumpology » comme un nouvel outil scientifique pour la psychologie. L’action de sauter désinhiberait le sujet concentré sur son saut et le défi pour le photographe consisterait à capturer ce bref instant, quand « le masque tombe ». Au cours de cette expérience, Halsman remarque les postures très variées des différents participants et discerne dans ces gestuelles des signes révélateurs du caractère des individus, qui s’exprime à leur insu. Se prêteront au jeu le duc et la duchesse de Windsor (1956), Brigitte Bardot (1955), Richard Nixon (1955), François Mauriac (1959), Audrey Hepburn (1955), Grace Kelly (1954) et bien sûr Dali, qui lui vaudra la plus célèbre de ces images, Dali Atomicus, en 1948. En novembre dernier, lors d’un événement consacré aux cent ans de la naissance de Robert Capa, sa fille Irene Halsman expliquait à un coin de table que son rôle était de réceptionner les chats utilisés dans cette série, puis de les amener dans la salle de bain attenante pour les sécher de l’eau qui accompagnait leurs voltiges.
Dali a été un grand ami de Halsman, et leur collaboration reste unique en son genre. La première photographie de Salvador Dalí réalisée par Philippe Halsman date de 1941, la dernière de 1978. Comme l’explique l’auteur Marc Aufraise dans le catalogue de l’exposition, leur association repose sur une complicité intellectuelle cimentée par de nombreux points communs : enfance et formation dans l’Europe du début du xxe siècle et dans le même creuset culturel et social ; attrait pour Paris, son art et son sens de l’élégance ; constante soif de lecture ; fort intérêt pour les découvertes de la psychanalyse ; attention extrême portée au symbolisme des détails ; fuite devant la guerre et départ pour les États-Unis en 1940 ; jonglage entre plusieurs langues, sens de l’humour potache et ironie cinglante. Pendant presque quarante ans, ils vont profiter mutuellement de leurs talents respectifs : le photographe professionnel est spécialisé dans le portrait et la publicité ; l’artiste fait de ses portraits photographiques sa principale publicité. Halsman devient l’un des photographes les plus populaires aux États-Unis ; Dalí voit son talent consacré par ses ventes, tant aux musées qu’aux particuliers. Si elles ne sont pas toutes publiées, les très nombreuses images conservées dans les archives de Halsman révèlent leur fine compréhension des possibilités offertes par l’image photographique au xxe siècle. C’est tout cela que revisite l’exposition, l’amour du fantasme, l’humour du monde, la vivacité de l’imagination. Une cascade vers la liberté.
EXPOSITION
Philippe Halsman, Etonnez-moi !
Jusqu’au 11 mai 2014
Musée de l’Elysée
18, avenue de l’Elysée
1006 Lausanne
Suisse
+41 21 316 99 11