Cahier astronomique : tel est le nom de l’un des bloc-notes de l’astronome russe A.P.Ganski faisant partie des documents et photos d’archives conservées aux Archives de l’Académie des sciences de Russie dans les fonds de son collègue, l’astronome N.A.Morosov.
Grâce aux nombreux avantages de la photographie en comparaison avec les observations visuelles, son utilisation en astronomie est un pas extrêmement important. Les daguerréotypes cèdent la place au procédé colloïdal par voie humide, le temps d’exposition se voit divisé par un facteur supérieur à 100, les images montrent dorénavant de nombreux détails. Les premières photos du Soleil et de la Lune, de la couronne solaire, du spectre du soleil et des étoiles apparaissent. La technique de la prise de vue se perfectionne progressivement, les matériaux photographiques également. Les zones jaune, rouge et infrarouge du spectre deviennent accessibles à la photographie, qui trouve une place toujours plus importante dans la pratique des études astronomiques.
L’astronome, géodésiste et gravimétriste Alexei Pavlovitch Ganski (1870-1908) est né à Odessa. Après la fin de ses études à la faculté de physique et mathématique de l’Université de Novorossisk (Odessa) il y reste pour se préparer au professorat. A cette époque, l’observatoire astronomique d’Odessa est dirigé par le professeur A.K.Konovitch, scientifique aux idées avancées et pédagogue de talent, qui est un des premiers en Russie à s’intéresser à l’astrophysique. C’est sous sa direction qu’au cours des années 1894-1896, A.P.Ganski photographie beaucoup, surtout le Soleil, pour en étudier les taches. Malgré un matériel plutôt primitif (un réfracteur de 6,6 pouces), il arrive à obtenir de remarquables images.
Contrairement à la photosphère et la chromosphère, la partie extérieure extrême de l’atmosphère du Soleil — la couronne — est immense : elle s’étend sur des millions de kilomètres, distance égale à plusieurs rayons du disque solaire, et se poursuit encore bien plus loin, son éclat faiblissant progressivement. La densité de la matière dans la couronne solaire diminue avec l’altitude bien plus lentement que la densité de l’air dans l’atmosphère terrestre. La diminution de la densité de l’air avec l’altitude est déterminée par la force d’attraction terrestre. Le meilleur moment pour observer la couronne solaire est la phase finale de l’éclipse totale du soleil. Mais pendant les quelques minutes qu’elle dure, il est très difficile de dessiner non seulement les détails mais même l’aspect général de la couronne. A peine l’œil de l’observateur commence à s’adapter à la soudaine obscurité qu’un rayon de soleil éclatant apparaît de derrière le disque lunaire pour annoncer la fin de l’éclipse. Voilà pourquoi les dessins de la couronne solaire faits par des observateurs expérimentés pendant la même éclipse pouvaient s’avérer fort différents. On n’arrivait même pas à en déterminer la couleur.
L’invention de la photographie offrit aux astronomes une méthode de recherche objective et documentaire. Dès les premières photos réussies, on put découvrir dans la couronne solaire de nombreux détails : rayons de la couronne, toute sorte d’arcs, de casques et d’autres formations complexes étroitement liées aux zones actives. La particularité essentielle de la couronne est sa structure en rayons. Les rayons coronnaires sont de formes très variées : parfois ils sont courts, parfois longs, il y a des rayons droits, il y en a qui sont fortement recourbés.
En 1896, A.P.Ganski vient à Poulkovo pour s’y perfectionner en astrophotographie. En été de cette même année, on l’invite à participer à une expédition scientifique de l’observatoire de Poulkovo pour observer de la Nouvelle-Zemble l’éclipse solaire du 9 août 1896. L’expédition est très réussie sous tous les aspects. A.P.Ganski rassemble un grand nombre de photos et de croquis d’éclipses solaires totales faites par de nombreux astronomes à différentes époques. Se fondant sur l’analyse de cette collection de documents scientifiques, il établit un lien entre la forme de la couronne et le nombre de taches sur le Soleil. Quand le nombre de taches atteint un maximum, la couronne constitue une lueur ininterrompue autour du soleil. Lorsque leur nombre est minimal, la couronne s’étire de plus en plus le long de l’équateur solaire et sa luminosité faiblit en conséquence. A.P.Ganski découvre ainsi un lien entre la transformation de la forme de la couronne et les phases du cycle de 11 ans de l’activité solaire. Ses prédictions concernant la forme de la couronne lors de l’eclipse solaire totale de 1900 se trouvent brillamment confirmées par de nombreux astronomes. A.P.Ganski souligne ainsi pour la première fois le caractère universel du cycle de 11 ans pour l’activité des phénomènes physiques dans toutes les couches de l’atmosphère solaire. C’est également lui qui découvre le cycle de 80 ans de l’activité solaire.
De minutieuses recherches ont permis d’établir qu’il existait un lien défini entre la structure de la couronne et diverses formations dans l’atmosphère du Soleil. Par exemple on observe d’habitude au-dessus des taches et des flambeaux, des rayons coronaires droits et éclatants. L’éclat de la chromosphère grandit vers la base des rayons coronaires. On dit de cette zone qu’elle est excitée. Elle est plus chaude et plus dense que les zones voisines non excitées. On observe des formations vives et complexes dans la couronne au-dessus des taches. Les protubérances sont souvent entourées aussi d’enveloppes en matière coronaire. A la charnière des XIXe et XXe siècles , époque où la physique du plasma n’existait pas encore, les particularités de la couronne qu’on pouvait observer semblaient un véritable mystère inexplicable. La couronne s’est avérée être un laboratoire naturel unique en son genre qui permet d’observer la matière dans les conditions les plus inhabituelles, des conditions impossible à obtenir sur la Terre.
En 1897, A.P.Ganski fréquente les conférences de mathématiques, physique et astronomie à la Sorbonne et travaille parallèlement à l’observatoire de Paris où il photographie la Lune sous la direction de Lévy. Puis il travaille avec le grand astronome français P.J.C.Janssen à l’observatoire de Meudon, devenu célèbre dans le monde entier par ses méthodes classiques de photographie du Soleil. A.P.Ganski escalade neuf fois le mont Blanc en différentes années, car c’est là qu’est situé l’observatoire de Janssen. Il y procède à de fort précieuses observations. Janssen le charge d’étudier la constante solaire à l’aide de l’actionomètre d’André Crova. C’est là, sur le mont Blanc, que A.P.Ganski se plonge dans la recherche de méthodes pour photographier la couronne solaire en dehors des périodes d’éclipse. Il y observe également Venus et évalue la périodicité du changement de son éclat en effectuant des mesures gravimétriques.
La fin du XIXe et le début du XXe siècle, c’est l’époque de la recherche de nouveaux procédés, de nouvelles méthodes et possibilités techniques en astronomie d’oservation. Les scientifiques français Janssen et Flammarion sont des enthousiastes des observations astronomiques en ballons et montent plus d’une fois en montgolfières. A.P.Ganski monte en ballon pour ses recherches scientifiques deux fois à Paris et une fois à Petersbourg.
Il passe l’année 1900 à Potsdam où il travaille dans le laboratoire astrophysique de Forel, l’un des fondateurs de la classification spectrale des étoiles. En 1903, A.P.Ganski commence à étudier la granulation solaire. Seuls trois astronomes du début du XXe siècle — Jansen, A.P.Ganski et Chevalier — atteignent une extraordinaire maîtrise dans l’art d’obtenir des images photographiques du Soleil avec les plus infimes détails des taches et de la granulation solaire. La qualité des photos du Soleil et des formations qu’on y découvre faites par A.P.Ganski reste inégalée jusqu’en 1959 lorsque le Soleil est photographié à l’aide de télescopes qu’on a élève à l’aide de ballons dans la stratosphère.
L’incapacité des autres observateurs à obtenir des images de cette qualité a fait que certaines déductions de A.P.Ganski fondées sur ses photos, comme par exemple celle de la vitesse de désagrégation des granules, ont été mises en doute. Mais la vie remet les choses à leur place. « Il faisait avec un instrument « nocturne », l’astrographe ordinaire installé dans la tour occidentale de l’Observatoire, en pleine chaleur de midi, des photos d’une qualité que ne pouvaient obtenir les astronomes de Poulkovo 60 ans plus tard à l’aide de télescopes solaires automatisés dotés d’un analyseur électronique de la qualité de l’image. Notons que pour A.P.Ganski, il ne s’agissait pas du tout de photos ponctuelles particulièrement bien réussies mais de séries d’images de qualité stable sur lesquelles on pouvait suivre la vie de chacune des granules. Pour faire un travail analogue dans les années 70 du XXe siècle, il a fallu créer un observatoire solaire stratosphérique de 8 tonnes qu’on devait élever à une altitude de 20,5 km à l’aide d’un aérostat à hélium. »
En 1905, A.P.Ganski établit que la durée moyenne de vie des granules est de 2 à 5 minutes, après elles se désagrègent et sont remplacées par d’autres. Il publie ses résultats à Poulkovo et à Paris. Les ouvrages de A.P.Ganski Photographies de la granulation solaire faites à Poulkovo (1907), et Mouvement des granules solaires sur la surface du Soleil restent à ce jour inégalés.
En novembre 1904, une commission chargée de l’étude du Soleil (KISO) est créée auprès de l’Académie des sciences. Alexei Pavlovitch Ganski en est le secrétaire. Il prend la parole à la première séance de la commission le 3 janvier 1905 pour exposer le programme détaillé de l’étude du Soleil et la nécessité de créer en Russie un observatoire solaire de haute montagne. A la fin du XIXe siècle, il devient évident que l’évolution des nouvelles directions dans la recherche astronomique (astrophysique, astrophotographie, spectroscopie et observation du Soleil) ne peut se poursuivre avec assez de bonheur à Poulkovo à cause des conditions géographiques et climatiques de ce lieu. A.P.Ganski est le premier astronome en Russie à prendre conscience de la nécessité de creer un observatoire géophysique dans le midi.
La commission charge les astronomes de Poulkovo A.P.Ganski et G.A.Tikhov de préparer le projet d’une expédition pour étudier les conditions climatiques d’un observatoire solaire en Crimée. A.P. Ganski élabore lui-même un projet, calcule les éventuels dépenses pour la construction d’un nouvel observatoire en Crimée, dans le Caucase et même dans le Pamyr. Cependant la situation politique dans le pays (guerre avec le Japon et situation révolutionnaire) ne permet pas de réaliser ce projet en 1905.
En mai 1906, A.P.Ganski et G.A.Tikhov s’adressent à l’Académie des sciences avec la proposition d’envoyer une expédition en Crimée pour y étudier la lumière zodiacale et la qualité des images. Les résultats de ce voyage ne sont pas grands, mais le fait que A.P.Ganski ait soudain vu à Simeïz le laboratoire privé de N.S.Maltsov fut une grande chance.
Maltsov, flatté par l’intérêt que le scientifique manifeste pour sa passion, propose de lui faire don de son laboratoire. A.P.Ganski considère qu’il est préférable de le transmettre à l’observatoire de Poulkovo. Ceci permet d’organiser un département d’astrophysique dans le midi du pays. L’observatoire de Simeïz sera le premier observatoire de Russie à effectuer des recherches en astrophysique.
Au début de 1907, A.P.Ganski participe à sa dernière expédition pour observer une éclipse solaire totale au Turkestan. Pendant deux ans, il réalise toute une série d’observations de la surface de Jupiter. Son talent de dessinateur lui est alors d’une grande utilité. Les résultats de ces observations ne sont pas encore totalement traités.
Au début de l’été 1908, A.P.Ganski part d’Odessa pour Simeïz pour y aménager l’observatoire. Après un mois de travail acharné pour y installer le double astrographe Zeiss, offert par Maltsov, et l’obtention des premières épreuves d’essai, il périt tragiquement. Comme l’écrit Tikhov en 1908 : « Un jour, Alexei Pavlovitch est allé se baigner dans la mer. Une grosse vague le projeta la tête contre une pierre. Il perdit connaissance et se noya. » Ganski repose au cimetière Polikourovski à Yalta.