Un photographe à la belle étoile.
Jean–Luc Manaud (1948-2015), le “seigneur du désert”, comme on l’a appelé, est mort le 28 février. De la Mauritanie au Tchad, le Sahara est en deuil (là-bas, les gamins courent, encore parfois, dans le sable pour demander de ses nouvelles au premier Blanc qui passe). Entre les deux, une histoire d’amour qui a duré le temps d’une vie, car Jean-Luc est né en plein Sahara, dans le Sud Tunisien, à Gafsa où il a grandi jusque l’âge de 15 ans.
En racontant son enfance, il faisait image pour ses interlocuteurs en se souvenant des dernières caravanes de chameaux qui posaient leur campement une fois l’an et venaient baraquer devant le portail de la maison de sa grand-mère. Celle-ci qui parlait parfaitement l’arabe (elle l’était un peu), leur offrait le boire et le manger. Les pieds dans le sable, le petit garçon assistait, fou de bonheur, au spectacle, plein de bruit et de fureur, d’un autre âge et d’un autre monde, où les hommes et les bêtes sauvages se mélangeaient. Jean-Luc Manaud en a gardé le goût de la magie, de la beauté et de la flamboyance. Il était un enfant de ce désert, qui pour lui était comme un bac à sable ou une langue maternelle. Ses photos sont imprégnées de cette familiarité. En sont exclus tout sentiment “ethnique” ou d’étrangeté. Le naturel de ses images donne une totale proximité aux paysages de sable et aux Touaregs. « Ce monde qu’ils habitent est avant tout le mien, depuis toujours », écrivait-il dans l’un des nombreux livres qu’il a fait sur le sur ce thème. A l’heure où le film Timbuktu emballe le public et rafle tous les prix cinématographiques, les photos de Jean-Luc sont un écho unique et précieux à ce qu’on peut faire, sur le même sujet, en matière de photographie. Lui aussi a assisté, à partir du début des années 70 jusqu’au début des années 2000, à la radicalisation islamique de tout le Sahel. Il donnait du coup un prix encore plus grand à la beauté de ce qu’il avait sous les yeux : la liberté des femmes du Sahara, la sensualité des gestes et des regards, la musicalité de ce peuple artiste et nomade, une beauté menacée de disparition qu’il tenait à transmettre et qui deviendra un indispensable témoignage, une mémoire d’une richesse unique. Il était, m’a-t-on dit, comme un voyageur d’autrefois, un explorateur de contrées inconnues et mystérieuses, un des derniers romantiques. Au fait, c’est quoi la différence entre un voyageur et un baroudeur ? Ce qui me vient à l’esprit, pour répondre à la question, c’est la Land Rover : Jean-Luc a dû en user une bonne dizaine. Avec chacune, il a fait la course contre les girafes en liberté, du hors-piste et bien sûr pris des risques, si bien que Jean-Luc, souvent seul, était son propre garagiste et savait réparer le moindre petit bouton de bottine de son cheval d’acier.
Jean-Luc était un véritable “visuel” (les photographes le sont plus ou moins) : cela signifie qu’il traduisait tout en images. Comme le dit son ami fidèle, le photographe François Guenet, cofondateur avec lui de l’agence Odyssey en 1989, « pour ceux qui veulent le connaître, regardez ses photos. Des images qui questionnent. Pour lesquelles il avait presque tout sacrifié ». Son autre ami et complice, le photographe plasticien Yves Gellie (expédition commune sur le lac Tchad), membre fondateur également de l’agence Odyssey, ajoute : « Avec Jean-Luc, tout paraissait fluide, facile, évident. Il a su profiter des derniers instants de liberté de la période faste du photojournalisme des années 80 et des espaces vierges dans lesquels il était possible d’évoluer. Il s’y est glissé avec une grâce et une légèreté qui sont vraiment sa marque de fabrique. La porte s’est alors refermée pour lui. Les journalistes ont quitté les postes de direction des journaux au profit des gestionnaires et des financiers. Jean-Luc s’est alors éloigné de la presse pour explorer des univers plus personnels, mêlant l’aquarelle, l’écriture, le dessin à la photographie et au Polaroid. Son approche du désert et ses images si libres et caractéristiques ont inspiré de nombreux photographes. » Figure du photojournalisme, Jean-Luc Manaud accumule, dans les années 80-90, les publications pour les magazines phare de l’époque comme Le Figaro Magazine et Géo, dont il sera très vite l’un des photographes les plus sollicités. Il accepte de nombreuses commandes, car il lui faut nourrir une famille nombreuse et recomposée. Cette période lui fera faire, entre autres, le tour du monde des guérillas, de l’Ogaden à l’Erythrée en passant par le Cambodge ou le Liban. A partir des années 2000, Jean-Luc prend du recul et s’adonne à une création selon son cœur, en toute liberté : peinture sur Polaroids, carnets de voyage où se fondent calligraphie, dessins, découpages, photos, etc. Une poésie visuelle toute en finesse où on reconnaît bien son talent d’artiste et son sens du voyage. Il dessinera un livre pour enfants, Gigi et Doudou (non publié). Ce qui s’est répandu depuis — mixer différentes techniques artistiques et supports — n’était pas si courant il y a une dizaine d’années.
Toute son œuvre, dans sa diversité, reste aujourd’hui à découvrir. Ses quatre filles, Johanna, Sarah, Mathilde et Charlotte, vont s’y employer.
J’ai fait un lapsus l’autre jour : j’ai voulu dire que Jean–Luc (c’était l’une de ses nombreuses croyances) était né sous une bonne étoile. Il en était persuadé et m’en avait persuadé comme il en avait persuadé tout le monde autour de lui. Au lieu de cela, j’ai dit qu’il était né sous une belle étoile, mais la formule est toute aussi exacte : Jean–Luc est né sous une bonne étoile et a vécu à la belle étoile.
Martine Ravache, n collaboration avec Yves Gellie et François Guenet.