L’institution berlinoise a remis le prix Käthe-Kollwitz 2022 à la photographe américaine pour sa position centrale dans la photographie contemporaine et lui consacre à l’occasion une rétrospective retraçant cinq décennies de vie suspendue.
Les photographies obsédantes de Nan Goldin n’ont jamais cessé de défier les préjugés portés envers les communautés marginalisées. En capturant la contre-culture américaine, Goldin a joué un rôle crucial dans la déconstruction des stéréotypes de genre et dans la visibilisation des personnes atteintes du sida. Avant même qu’elle ne le sache elle-même, Goldin était déjà une artiste engagée, l’une des plus grandes de son époque.
Cristalliser l’existence
Dès les années 70, Nan Goldin raconte un microcosme cadenassé – le sien, imprégné par le sexe et la drogue et avec la mort comme conséquence collatérale. De Boston à Bangkok en passant par Berlin, Goldin fait de ses amis et de ses proches les grands protagonistes de son œuvre. En photographiant cette famille qu’elle s’est choisie et dont la majorité a désormais disparu, Goldin a rendu immortelle toute une jeunesse décimée par les artifices. Des années empreintes d’amour et de violence, de bonheur et de déchéance dans lesquelles Nan Goldin nous plonge sans distance, à travers un regard tendre et teinté d’humour.
Actrice de sa propre œuvre
Depuis cinquante ans, les photographies de Nan Goldin se confondent et se confrontent inlassablement à sa vie. Cette promiscuité qui la lie avec ses sujets rend l’appréhension de ses clichés unique, oscillant sans relâche entre songe et réalité. Dans la salle plongée dans l’obscurité de l’Académie des arts, les scènes privées défilent telles des diapositives projetées aux murs. Leur force picturale en est décuplée. Des moments d’extase sont issus de son journal photographique dense et grinçant The Ballad of Sexual Dependency réalisé entre 1979 et 1986 dans lequel Goldin expose les joies et les souffrances de sa vie intime. Le récit personnel d’une sexualité exacerbée et d’une consommation de drogue déraisonnée dont les nombreux autoportraits révèlent, au gré de ses états d’âme, différentes facettes d’elle-même. Un maquillage excentrique, le visage défiguré ou comme ici, dans la salle de bain bleue où elle apparaît impassible dans l’angle du miroir [Selfportrait in blue bathroom, London, 1980]; il y a toujours chez Goldin ce quelque chose d’à la fois beau et tragique, comme ce décor qui fixe à jamais une profonde solitude.
Glissement esthétique
Les années 90 marquent un virage technique chez Goldin. Loin des artifices, elle troque, entre autres, l’éclairage artificiel caractéristique de son travail pour une lumière naturelle. Son univers a changé et c’est peut-être ce qui l’a sauvé. Parmi ses récents travaux présentés, quelques paysages ainsi que des clichés de l’auteure Thora Simpson réalisés en 2020 et en 2021 dans l’appartement new-yorkais de la photographe. Nue, étendue sur le lit ou de dos face à un miroir, la peau ivoire de son amie Thora balance irrémédiablement la pénombre. Si la chaleur intime d’antan semble s’être estompée, ce qu’il reste de Nan Goldin, c’est cette volonté de lutter contre un monde calfeutré. Un ancrage profond dans le présent qui se traduit aujourd’hui par son activisme intrinsèque.
Noémie de Bellaigue
« Käthe-Kollwitz-Preis 2022. Nan Goldin » à l’Académie des arts de Berlin (Akademie der Künste), jusqu’au 16 avril 2023.