Parmi les expositions du Mois de la Photo sélectionnées par Jean-Louis Pinte pour le thème Au cœur de l’intime, on retrouve l’exposition du photographe Jean-Robert Dantou (agence VU’) sous le commissariat de Christian Caujolle. Intitulée Objets sous contrainte, cette nouvelle série sur la folie est un nouveau volet du travail que Jean-Robert poursuit depuis plusieurs années avec une équipe de recherche en sciences sociales dirigée par Florence Weber, professeur à l’ENS, chercheur au Centre Maurice Halbwachs.
L’Œil de la Photographie vous présente aujourd’hui une sélection d’images et de témoignages issue des 36 œuvres présentées à l’occasion de cette exposition.
Une brosse à dents tordue, une pipe, un sac poubelle, une bague de fiançailles, des flacons de parfum… Jean-Robert Dantou s’attaque ici aux représentations de la folie avec l’idée que la photographie, mettant toujours en avant la crise et jamais le quotidien, montre souvent des monstres, rarement des hommes. Des photographies mises en scène par Charcot à la Salpêtrière, à la fin du XIXe siècle, aux reportages de Depardon sur San Clemente, des carnavals de fous de Diane Arbus aux hôpitaux psychiatriques d’Anders Petersen, les fous sont toujours baveux, tordus, se cognent la tête contre les murs, regardent de travers et nous terrorisent. Or en dehors des crises, lorsqu’elles existent, beaucoup de personnes décrites comme ayant des troubles psychiques mènent des vies ordinaires. Cette image qui leur colle à la peau est bien éloignée de leur quotidien.
Dans le premier volet de ce travail, le photographe a choisi de photographier des objets qui cristallisent des moments de prise de décision et qui nous font entrer dans la vie de ces personnes décrites comme schizophrènes, bipolaires, souffrant de troubles obsessionnels ou de syndromes dépressifs. Avec l’idée de sortir du spectaculaire et de contourner le stigmate, pour faire apparaître, derrière ces objets, des personnes.
Comment prendre une décision lorsque la personne concernée est décrite comme incapable de décider pour elle-même ? Comment tenir compte de son point de vue, de celui de ses proches ? Comment ne pas en tenir compte ? Il faut à chaque fois mettre en balance les dangers qu’elle court, ceux qu’elle fait courir aux autres, et sa liberté mise à mal. Les textes accompagnant les images nous plongent dans la question cruciale de la perception des dangers, des risques acceptables et des risques inacceptables.
Chaque décision met en jeu un mélange d’expériences, de savoirs, de perceptions et de normes. Ces “objets seuils” font signe, ils signalent, ils permettent de raconter les histoires dont sont tissées les vies des “psy”, ceux qui souffrent, ceux qui les soignent, ceux qui les aiment et vivent dans l’incertitude.
Détail des légendes :
#01 • LA BROSSE À DENTS D’AGATHE •
Tout commence ici, avec Agathe. Elle me parle de son mari, diagnostiqué bipolaire il y a des années, ils se sont séparés depuis. Elle n’en a longtemps parlé à personne, puis ça lui est passé. Agathe a eu trois filles avec cet homme, elle a vécu dix années à ses côtés, et se souvient de ses doutes à elle, de ses crises à lui, puis des hospitalisations, les unes acceptées, les autres forcées. Pendant longtemps, elle ne comprend pas ce qui se déroule sous ses yeux. Elle ne sait plus comment déchiffrer certaines situations. Un soir, son mari rentre à la maison avec des caisses entières de vinyles qu’il a achetés au coin de la rue : Sosa Mercedes, Chico César, Chet Backer, ça lui plaît mais elle trouve ça bizarre, tant de disques d’un coup. Quelques mois plus tard, il change tout le mobilier du salon sans la prévenir. Il fait des achats compulsifs, parle de choses qui ne lui ressemblent pas, elle est déroutée. Lorsqu’elle lui pose des questions, il réagit mal, lui dit qu’elle s’inquiète pour rien. Un jour, ces actes prennent la forme d’objets cassés dans la maison : son mari a défoncé les portes de l’armoire du salon, toutes les lampes sont à l’envers, et il a tordu sa brosse à dents. Ce jour-là, elle comprend qu’il y a un problème qui la dépasse. Cette brosse à dents tordue, objet d’un quotidien qui se fissure, est un déclencheur : c’est en la voyant qu’Agathe décide de convaincre son mari d’aller avec elle aux urgences psychiatriques. C’est en la découvrant que je décide de suivre cette piste d’objets que j’appellerai plus tard des “objets seuils”, objets de frottement, qui grincent et parlent de basculement, de prises de conscience et de décisions à prendre.
#02 • LE PAPIER INCONNU •
Pendant plusieurs mois, je fréquente un foyer du sud de la France pour des personnes tout juste sorties de l’hôpital psychiatrique. Ce lieu reçoit ceux qui n’ont aucune possibilité de logement, ayant coupé les ponts avec leurs proches, leur famille, et n’ayant pas d’autre issue, à la sortie de l’hôpital, que la rue. Ils sont une trentaine à vivre sur place, ils ont les clés de leur chambre et ils peuvent y rester un an au maximum. En plus des résidents permanents, le lieu reçoit une vingtaine d’anciens patients qui bénéficient tous les jours des repas et des activités du foyer. L’équipe laisse environ six mois aux nouveaux venus pour « atterrir, retrouver un semblant de marques, de repères et de confiance ». Ensuite commence un travail avec les infirmiers, les assistantes sociales, les éducateurs spécialisés, les psychiatres, pour essayer de « reconstruire un projet de vie », ou tout au moins un projet de lieu de vie. C’est au début de mon séjour que je tombe sur ce bout de papier par terre, dans l’ascenseur. Je le garde pendant plusieurs mois dans mon carnet avant de le photographier. Je le regarde régulièrement pour essayer de le déchiffrer, sans jamais y arriver. Et comme souvent au foyer, cet objet me renvoie à moi-même : mes griffonnages, mes manies, mes listes infinies de choses à faire qui au bout de quelques semaines deviennent totalement illisibles, même pour moi. Cet objet, comme certains autres, me rassure : moi c’est moins grave. Il me permet de perpétuer ce geste, de garder le fou à distance du monde rationnel pour me rassurer sur ma propre raison.
#03 • LA PIPE D’ANTOINE •
Antoine a une trentaine d’années. Après avoir été un brillant élève au collège, il “décroche” au lycée suite à la mort de sa mère, et s’enferme. Il entre dans une longue phase de dépression dans laquelle il s’enlise pendant des années. Il passe énormément de temps sur son ordinateur, et il est embauché vers 20 ans comme développeur dans une entreprise de 1 500 salariés. Il vit en autarcie sur son poste de travail, m’explique qu’il réussit à ne parler à personne pendant près de deux ans. Vont suivre des périodes qu’il qualifie de « lourd retrait social et affectif » et qui le mènent à plusieurs années d’hospitalisation : huit hospitalisations sous contrainte et trois hospitalisations libres. Il est diagnostiqué schizophrène. Je m’entends bien avec Antoine. Son langage, sa gestuelle, ses attitudes, ses raisonnements, tout chez lui m’étonne, il ne ressemble à aucune des personnes qui m’entourent. Pendant ses années d’hospitalisation, il s’est défait progressivement de tous ses objets. Il n’a plus de papiers d’identité, plus de brosse à dents, plus de manteau, plus de portefeuille, plus de clés, plus de téléphone. Quand je lui parle de mon travail, de la question des choix, des décisions, des objets qui dans son quotidien pourraient cristalliser une décision le concernant, rien ne lui vient. Après un temps, il me dit : « Je pense à un objet… ma pipe… Ma pipe, c’est ma liberté. » Pendant des semaines, alors qu’il n’a que quinze euros par mois pour ses achats personnels, il a mis quelques euros de côté dès qu’il le pouvait, et il a fini par réunir 25 euros pour s’acheter cette pipe. Il l’aime beaucoup, à la fois sa forme, mais aussi le fait de fumer la pipe plutôt que des cigarettes. Il trouve que ça lui donne un style. Une pipe, ou la possibilité pour lui d’envisager d’exister à nouveau..
#04 • LE PIEGE À CAFARDS DE STEPHANE •
Stéphane met des mois avant d’accepter de me parler. Un jour, il accepte que je lui rende visite dans sa chambre d’hôtel, avec l’une des éducatrices du foyer. Les visites à domicile sont une manière pour les professionnels de garder un contact avec — et un oeil sur — les personnes qui ont quitté le foyer. Ils considèrent l’état général du domicile comme révélateur de l’état de la personne. Comme Antoine, Stéphane paie 700 euros par mois pour une chambre d’hôtel de quelques mètres carrés, sans toilettes ni douche, que je juge miteuse et qu’il ne quitterait pour rien au monde. Madeleine, l’éducatrice spécialisée qui m’accompagne ce jour-là, m’expliquera plus tard que pour de nombreux patients, le domicile familial est inhabitable car rempli de trop d’affects, de souvenirs, de traumatismes parfois, et que l’hôtel meublé, si miteux soit-il, reste parfois le seul lieu habitable pour eux. Il arrive que ceux qui entendent des voix chez eux n’en entendent plus dans un lieu plus anonyme. A l’hôtel, les murs ne parlent pas. Dans la chambre de Stéphane, des centaines de disques sont empilés sur une table de nuit, des cafards se promènent sur le sol, sur les meubles, sur les murs, bientôt sur nos chaussures. Il a posé un piège dans un coin, depuis certainement des mois. Sa notion du temps qui passe, de l’hygiène, de la propreté, n’est pas la même que la mienne. Mais rien qui, au fond, le mette en danger ni ne mette quiconque en danger, rien donc qui implique de l’obliger à quoi que ce soit. Ce piège, trace d’un temps qui passe et qui ne passe pas à la même vitesse pour tout le monde, mais également signe possible, pour les professionnels, d’une déviance par rapport à des normes d’hygiène, m’intéresse tout de suite. Au retour de cette visite, je replonge dans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. » Disons que dans un hôtel où de toute façon, les cafards sont légion, Stéphane est à peu près dans le cadre. Lorsque je le croise quelques jours plus tard, je lui demande s’il accepterait que je photographie son piège. Il refuse et la négociation dure plusieurs semaines, avant qu’il n’arrive un jour au foyer le sourire aux lèvres, un sac plastique à la main, en me disant qu’il m’a rapporté ce que je voulais. Au moment de la prise de vue, je me rends compte que plusieurs générations de cafards sont nées sur cette feuille collante, et que si les mères sont toutes mortes, les plus petits arrivent à circuler sans être pris au piège.
#12 • LA BAGUE DE SOULEYMANE •
Je connais Souleymane du foyer mais aussi du dehors, il vit dans le quartier où se trouve mon hôtel, il est bénévole dans des associations que je fréquente et on se croise donc de temps en temps en dehors du cadre de mon travail. Au foyer, il me raconte un jour qu’il a rencontré une femme, qu’il est amoureux d’elle, et qu’il veut lui acheter une bague de fiançailles. Cette bague coûte 150 euros. Etant sous curatelle, on lui accorde un budget de 60 euros par semaine, ce qui est à peu près le sort de tous les résidents que je connais — environ 1 000 euros de revenus mensuels entre l’AAH (allocation aux adultes handicapés) et l’APL, 750 euros de frais fixes, donc 250 euros restant pour les dépenses du quotidien. Souleymane a quelques économies sur son compte et il doit demander une autorisation exceptionnelle à sa curatrice. Commence alors une discussion à plusieurs, dans laquelle se croisent les conceptions et normes de chacun pour savoir s’il est raisonnable d’acheter une bague de fiançailles à une femme que l’on connaît depuis un mois. Pour la sœur de Souleymane, c’est trop tôt : il faudrait attendre quelques mois de plus. Pour Julien, éducateur spécialisé au foyer, la bague de fiançailles c’est « au bout d’un an ». Pour Louise, infirmière psychiatrique, ce n’est « en aucun cas avant six mois ». Pour la curatrice, cela dépend surtout de l’état du compte en banque de Souleymane, mais pas seulement. Finalement, il arrive à convaincre tout le monde et sa curatrice débloque la somme sur son compte. Il achète la bague le lendemain et me la rapporte pour que je la photographie. Pendant la prise de vue, après m’avoir parlé de sa fiancée pendant un bon moment, je lui demande naïvement ce qu’elle fait dans la vie : « Je ne sais pas, je ne le lui ai jamais demandé… Elle est chercheuse, je crois… ou serveuse, je ne sais plus. »
#13 • LES CHEVEUX DE MAUD •
Quelques mois après mon arrivée au foyer, Benjamin, un ami, me parle d’un souvenir d’enfance qui l’a marqué. Un soir, des pompiers avaient débarqué chez lui pour emmener une amie de ses parents qu’il connaissait depuis toujours. Cette dernière était nue, elle hurlait, ils l’avaient attrapée par les quatre membres et la portaient comme un animal, elle se débattait. Je demande à Benjamin si je pourrais la rencontrer, il me donne son numéro, je l’appelle quelques jours plus tard. Maud habite dans les Cévennes depuis plusieurs années, je ne peux donc pas la rencontrer mais elle accepte de me répondre par téléphone. Elle a une quarantaine d’années, elle a longtemps travaillé dans la bande dessinée, elle me parle de son enfance comme d’une période très dure, pendant laquelle elle développe un sentiment permanent d’abandon. Elle aurait voulu qu’on l’aime davantage. Vers l’âge de 30 ans, elle fait une première crise suite à un enchevêtrement de problèmes amoureux, familiaux et professionnels. Neuf autres ont suivi, qui se terminent la plupart du temps par des hospitalisations contraintes. La première fois qu’elle disjoncte, elle se met à jeter systématiquement et méticuleusement tous les objets qui l’entourent. Elle habite alors à Angoulême, et pour ne pas éveiller les soupçons des voisins de son immeuble, elle descend tous les matins un sac en plastique rempli d’affaires : ses photos, ses carnets, ses livres, sa chaîne hi-fi, ses disques, ses lettres d’amour. Au bout de plusieurs semaines, son appartement est vide. Il lui reste son lit, une chaise, et des pêches. Elle se nourrit uniquement de pêches. C’est à la fin de cette période qu’ayant jeté tout ce qu’elle possède, elle finit par jeter sa dernière robe, part nue dans la rue à la tombée de la nuit, et se retrouve chez les parents de Benjamin, qui appelleront les pompiers en milieu de soirée. Plusieurs années plus tard, alors que le vide qu’elle a fait dans sa vie la mène à quitter la ville pour emménager dans une petite maison de village dans les Cévennes, elle bascule à nouveau. Elle se remet à tout jeter, systématiquement, puis finit par partir dans la nuit, nue à nouveau. Elle est recueillie par un ami que je rencontrerai plus tard, et qui me dit avoir tout fait pour lui éviter une hospitalisation sous contrainte. Il arrive sur le moment à la convaincre d’aller avec lui dans un hôpital, de parler à la psychiatre qu’elle connaît et fréquente, mais la mission échoue, ils repartent sur les routes et elle sort en trombe de la voiture, au milieu de la nuit, sur une route de montagne. Le lendemain, elle arrive à convaincre la coiffeuse d’un petit village proche du sien de lui raser la tête. Ses cheveux sont la dernière chose dont elle peut encore se débarrasser. Avec sa tête à nu, se dépouillant symboliquement de cet attribut ultime dont il est interdit de se débarrasser, sa féminité, elle franchit une ligne de trop. Celle des femmes tondues de la collaboration, celle du retour des camps de concentration, celle du fou du Moyen Age, celle des filles de fusillés de la guerre d’Espagne. L’image qu’elle renvoie devient insupportable, les autorités sont prévenues, et les pompiers finissent par la cueillir. Elle passera quinze jours en cellule d’isolement, « attachée comme un goret », comme elle aime à dire… Un jour, je reçois dans ma boîte aux lettres cette mèche de cheveux qu’elle a bien voulu m’envoyer pour parler de son histoire.
#24 • LA FOURCHETTE TORDUE •
Un matin, dans cette même clinique, j’entre dans la chambre d’un patient avec un membre de l’équipe de recherche. Nous continuons à observer le déroulement des changements de chambre. Une soignante est à l’œuvre pour commencer le tri des objets à garder et à jeter. En rentrant dans la pièce, je repère rapidement une fourchette tordue, qui me renvoie à ces autres objets du quotidien que j’ai déjà photographiés, la brosse à dents, le couteau, et qui parce que nous n’avons pas l’habitude de les voir tordus nous font tout de suite quelque chose. Mon collègue me regarde et me sourit : nous tenons là un “objet de fou”, c’est sûr… Dès le premier regard, cette fourchette tordue est confortable, elle nous apparaît comme une preuve matérielle que la personne que l’on a sous les yeux est bien folle, ou tordue, elle aussi, et qu’il n’y pas eu d’erreur d’orientation. Mais rapidement, le piège des apparences se referme sur nous : une soignante répond à notre curiosité en nous expliquant que le monsieur avait tordu sa fourchette non pas parce qu’il était délirant, persécuté ou suicidaire, mais simplement pour tasser sa pipe. On lui avait confisqué son tasse-braises à l’arrivée dans la clinique, et il avait dû s’arranger. Ce n’était rien d’autre qu’un objet de débrouille, du même type que ceux que les détenus utilisent pour fabriquer des réchauds, des casseroles, des antennes de radio, bref pour survivre en institution. Cette fourchette nous renvoie froidement à ce risque permanent pour celui que l’on décrit comme fou de voir ses actes et paroles — notamment les plus rationnels — retournés contre lui comme de nouvelles preuves de sa folie.
#31 • LE VERRE D’ALIGOTE DE SOPHIE •
A l’occasion d’une discussion sur mes photographies d’objets, Sophie, une amie, me raconte l’un de ses premiers souvenirs de son père. Elle sait par sa mère qu’après trois années à se cacher d’être juif dans Paris occupé, il a été interné d’office en 1947 par l’Infirmerie spéciale du dépôt, diagnostiqué paranoïaque, et soigné par électrochocs. Sophie se souvient de ses visites en Bourgogne, dans les années 1960, lorsqu’elle était petite et qu’il habitait loin d’elle, et de ses excentricités, parfois inquiétantes. Il l’avait invitée, pour ses 8 ans, au restaurant à Châtillon-sur-Seine, après une virée dans sa Mustang bleue qu’il conduisait à gauche sur les petites routes : « C’est comme ça qu’on conduit en Grande Bretagne, mon petit chou. » Elle avait eu un peu peur. Il avait commandé pour elle une bouteille de Bourgogne blanc, l’aligoté, et pour lui un Coca-Cola. Cela lui était égal, elle souriait, presque amusée. Et puis il avait laissé le serveur lui servir un verre et quand elle lui avait dit, mais non Papa, je ne le boirai pas, il avait pris le verre et renversé le vin dans un pot de fleurs. C’est cela qu’elle n’avait pas supporté. Elle croyait, elle croit encore, que la plante allait en mourir. Toute la vie de son père, elle a eu peur qu’il fasse du mal à d’autres, elle s’est sentie responsable des conséquences éventuelles de ses actes.
#32 • LE BALLON DE PLAGE DE SIMON •
Alice est directrice d’un IME (institut médico-éducatif) spécialisé dans l’accueil des enfants autistes et polyhandicapés. Elle me parle de Simon, « doux, autiste, nain et câlin ». Il vit dans l’IME depuis l’âge de 7 ans, il en a aujourd’hui 25. Jusqu’à l’amendement Creton de 1989, les personnes dans sa situation partaient à 20 ans soit pour un établissement pour adultes — lorsqu’il y avait de la place —, soit retournaient chez leurs parents à temps plein. Aujourd’hui, ils restent dans les établissements pour enfants dans l’attente d’une place dans un service pour adultes. Chaque lundi matin, de retour de week-end, la mère de Simon arrive dans le service avec un petit sac en plastique blanc. Elle l’ouvre et montre à l’équipe une couche remplie de selles, au milieu desquelles elle désigne différents objets ingurgités par Simon à l’IME. Elle se sert d’un abaisse-langue pour chercher les objets, et leur demande de s’approcher pour constater. Ce lundi, elle leur montre au milieu des selles, un ballon de plage d’environ 20 cm de diamètre, délavé et intact, que Simon a avalé en entier, avec l’embout. Elle pleure devant l’équipe. Cela fait des années que dure ce rituel, et chacun appréhende d’être de service le lundi matin. Simon a été hospitalisé à plusieurs reprises pour des occlusions intestinales, et sa maman est terrorisée. Elle investit l’association de parents de l’établissement, se fait élire au conseil de la vie sociale et nommer au conseil d’administration pour que les choses changent. Alice, de son côté, m’explique que Simon avale tout ce qu’il trouve : il démonte les fauteuils roulants et avale les boulons, mange des ampoules, des vis de porte, des gants de latex, des bols qu’il a préalablement cassés, des cuillers en plastique, des tubes de peinture. L’équipe est en permanence préoccupée parce qu’elle sait que Simon est toujours potentiellement en danger. Mais Alice n’a pas les moyens de mobiliser un salarié à temps plein pour le surveiller 24h/24, et elle essaie donc de lui aménager un espace adapté. Le bâtiment est carré, la cour du milieu a été transformée en patio couvert, et elle y a fait enlever tous les éléments susceptibles d’être ingérés, ce qui diminue les risques pour Simon mais constitue une privation pour les autres résidents. Seuls restent dans cet espace des objets dont l’équipe a observé que Simon ne les mangeait pas : des chaises forgées en métal – « il ne mange pas les soudures », un matelas en plastique, des tables sans boulons. Les soignants de l’équipe gardent dans un lieu caché les objets les plus spectaculaires que Simon a avalés, ils les désinfectent et les stockent, ce sont leurs “trophées”.
#36 • LA CLE D’EGLANTINE •
Je termine mon séjour au foyer et j’entame un nouveau travail au pavillon Bénard, un service de psychiatrie fermé d’un hôpital des environs de Marseille. Les chambres des patients se trouvent au septième étage du bâtiment, et je suis étonné, lors de ma première visite, par la hauteur des protections vitrées qui bordent les terrasses. Elles sont hautes de six à sept mètres, et la dernière portion est inclinée vers l’intérieur pour compliquer encore toute tentative de suicide. La cadre du service me raconte qu’il y a quelques années, un patient a sauté par dessus les anciennes baies vitrées, et qu’ils ont donc été amenés à les surélever. Quelques mois plus tard, je reparle de cette histoire avec Eglantine, infirmière dans l’unité depuis une vingtaine d’années. Le patient en question était bien connu de ce service, il y avait effectué de nombreux séjours, et tous les soignants avaient avec lui de bonnes relations. Lorsqu’il était arrivé menotté ce jour-là, dans le cadre d’une hospitalisation sous contrainte, au lieu de le fouiller immédiatement et de lui retirer tous les objets qu’il avait sur lui, Eglantine lui avait laissé quelques minutes de tranquillité dans sa chambre, « le temps de se poser ». Le soir même, lorsqu’il avait été retrouvé sur le trottoir de la rue cinq étages plus bas, on avait trouvé la clé de son appartement dans sa poche de pantalon. Elle aurait dû lui être retirée dès son arrivée, comme le veut la procédure. Il l’avait sans doute cachée dans le faux plafond de la chambre pendant ces quelques minutes de répit qu’Eglantine lui avait accordées. Et elle ne cesse, depuis, de se dire que si elle l’avait fouillé tout de suite, il n’aurait pas gardé cette clé, qu’alors il n’aurait peut-être pas pensé à rentrer chez lui, et qu’il n’aurait pas sauté. Un mois plus tôt, le service venait de déménager du premier étage au septième étage, le patient n’avait pas dû réaliser en sautant que sa tentative de fuite se transformait en tentative de suicide.
EXPOSITION
Dans le cadre du Mois de la Photo 2014
Objets sous contrainte
Photographies : Jean-Robert Dantou
Commissariat : Christian Caujolle
Recherche : Florence Weber, avec Solène Billaud, Pauline Blum, Julien Bourdais, Baptiste Brossard, Gaëlle Giordano, Hervé Heinry, Julie Minoc, Samuel Neuberg, William Vega, Jingyue Xing
Jusqu’au 13 décembre 2014
Vernissage le samedi 22 novembre à partir de 14 h
ENS – Ecole normale supérieure
45, rue d’Ulm
75005 Paris