Nous avons reçu ce texte sur Miroslav Tichý par le galeriste Pascal Polar. Nous l’avons trouvé remarquable et décidé de le publier.
« J’ai découvert l’artiste Miroslav Tichý en 2008, lors de son exposition au Centre Pompidou. Ce fut pour moi une véritable révélation à plusieurs niveaux, son œuvre faisant écho à ma trajectoire scientifique ainsi qu’à des recherches que je mènerai plus tard dans un autre domaine sur l’artiste germano-soviétique Karl Waldmann.
Physicien de formation, j’ai navigué à l’époque dans des recherches qui portaient sur des zones de la science et des résultats que personne ne considérait puisque trop « brouillons », inexploitables à première vue, car leur transcription avec les moyens connus ne donnaient que des graphiques que n’importe quel chimiste ou physicien aurait jetés à la poubelle immédiatement. Convaincu cependant par le fait qu’il devait y avoir un moyen de voir autrement cette réalité, notre équipe s’entêtait à poursuivre la recherche, guidée par notre professeur Ilya Prigogine qui recevra le prix Nobel en 1977. Celui-ci avait au préalable une conception du monde (avec cette idée prédominante de l’irréversibilité) qui le poussait à faire plier le réel illisible en utilisant d’autres outils mathématiques que ceux utilisés habituellement. Avec bien d’autres mathématiciens et physiciens, il a donné un nouvel essor à la dynamique qui tout d’un coup, réussissait à lire le chaos, à comprendre ce chaos, et plus encore, à démontrer la dialectique puissante qui existe entre ce chaos (parfois apparent d’ailleurs) et l’ordre.
Vierge de tout commentaire sur l’œuvre de Tichý, mon regard se promenait en 2008 sur ces photographies dominées par la présence féminine, pour la plupart floues et abimées. Je me souviens du sentiment de plaisir éprouvé : dans un même mouvement, je percevais la malfaçon et la cohésion de l’univers de l’artiste. Envahi par une technique toute puissante, notre monde nous a habitués à la vision, la consommation, l’écoute de « produits » parfaits, étudiés, calibrés et conformes. Même dans le domaine de la pensée, fût-elle artistique, la contestation ou la critique se révèlent souvent n’être que l’image du produit contesté. Notre sentiment est de nager en permanence dans une mer de produits parfaits. Les photographies de Tichý dans ce musée m’étaient apparues d’une justesse infinie pour répondre à notre monde, encore plus sans doute à ses yeux au monde du communisme idyllique des années 60-80. Tichý s’était métamorphosé en anti « Homme de Marbre » poli par les slogans qui faisaient du progrès et du « réalisme » la seule piste qui devait donner corps à l’état ou à l’individu. L’artiste s’empare d’un mauvais appareil photo fabriqué par ses soins, fait les choses « plus mal que n’importe qui dans le monde entier », riche de sa pratique esthétique du dessin et de la peinture qu’il a abandonnée au milieu des années 1950. Le « chaos » apparent que je percevais dans cette exposition était donc organisé.
Dans un second temps, je me suis plongé dans les commentaires de Roman Buxbaum, de Marc Lenot et de Quentin Bajac qui m’ont éclairé sur la vie de Tichý et son œuvre, replacée dans le contexte de la photographie contemporaine. Ce qui a le plus retenu mon attention, c’était de comprendre l’« existence » de Tichý. Une citation de l’artiste : « Je suis un samouraï, mon seul but est de détruire mes ennemis » me conduisit à penser qu’il a parcouru le « Hagakure », le livre secret des samouraïs. Hagakure signifie « caché derrière les feuillages ». C’est précisément le mode d’être de l’artiste. Tichý rentre dans une marge pour mieux observer, une marge qui n’a rien à voir avec celle de l’art brut. C’est une décision quasi politique, contestataire, que de s’abstraire de cette société qu’il rejette. Il ne veut ni exposer, ni partager quoi que ce soit de son œuvre. Il la réalise pour lui-même, avec méthode, détermination et surtout systématisation. Son existence se superpose avec le parcours quotidien de sa ville, le déclenchement de l’obturateur, la vision du résultat révélé. Le produit même « fini », la photographie tirée, ne l’intéresse plus, d’où le cheminement et la maltraitance qu’il fait subir à son œuvre. Seul le temps de la réalisation compte, le temps de la « capitalisation » est nié. Il y a une errance maitrisée derrière le feuillage, derrière de faux appareils photos (ceux-ci étaient tellement invraisemblables que les gens pensaient que c’étaient des jouets ou les fabrications d’un fou), derrière une apparence sale et négligée, au sein de la société. Pendant que certains photographient des défilés, des parades, des usines en fonctionnement, des fêtes sportives, des commémorations, Tichý photographie dans un village de 10.000 habitants des femmes, des jeunes filles au bord de la piscine, des genoux féminins croisés sur un banc public ou à la terrasse d’un café. « Deux ou trois rouleaux par jour, cent photos par jour ».
« Le samouraï doit agir sans hésitation, sans avouer la moindre fatigue ni le plus léger découragement jusqu’à l’achèvement de sa tâche » (Citation du Hagakure, le Livre secret des samouraïs). Tichý applique cela, appuyé par un discours franchement surréaliste et anarchiste qui le rapproche d’un univers que le Belge que je suis connaît bien.
Tichý, à la différence de ces concitoyens idéologues, appliquait une autre voie du Hagakure « je ne sais pas comment surpasser les autres. Tout ce que je sais, c’est comment me surpasser… un vrai samouraï consacre tout son temps au perfectionnement de lui-même. C’est pourquoi, l’entraînement est un processus sans fin ». Et quand il dit « l’érotisme ce n’est qu’un rêve. Le Monde n’est qu’une illusion, notre illusion», le Hagakure enseignait qu’il était « bon de considérer le monde comme un rêve. Quand on fait un cauchemar et qu’on se réveille, on se dit que ce n’était qu’un rêve. On dit que le monde dans lequel nous vivons n’est pas très différent d’un rêve ». La réalité est donc une illusion, une apparence.
Tichý pense avec son retrait du monde, avec son mauvais appareil, pour se protéger de ses ennemis. Ce monde parfait ne lui parle pas et l’artiste ne compte pas utiliser sa parole pour le décrire, en faire partie, être reconnu par lui. « La meilleure attitude à avoir à l’égard de la parole, c’est de ne pas en user. Si vous pensez pouvoir vous passer d’elle, ne parlez pas. (…) Il est plutôt mauvais d’être toujours parfait en toutes choses, parce que on a alors tendance à perdre de vue qu’on peut être faillible. Un homme qui se lance à l’aventure ne peut pas ne pas commettre de fautes ».
Tichý applique parfaitement ces conseils issus de la voie du samouraï. Son sabre, fabriqué de sa main, son utilisation quotidienne aiguise la force spirituelle du samouraï pour en faire peut-être un exemple pour la postérité, tellement sa voie est rigoureuse et personnelle. Fils de tailleur, il découpe l’image comme du tissu, avec l’idée de ce qu’il faut assembler, bien qu’il parle de hasard, rien que le hasard… L’ordre issu du chaos apparent de son œuvre et de son organisation, de son apparence, est un mélange de hasard et de nécessité, exactement comme dans l’univers. Il cherche à montrer ce « qui ressemble vaguement au monde ». Et de ce monde, il n’exclut rien ni personne. Le monde est son village et comme dans « l’Aleph » de Borges, il contient l’univers entier. Tichý nous donne une photographie de l’univers entier, avec un télescope primitif, voilà sa spécificité.
L’existence de ce samouraï contemporain de la ville de Kyjov aurait pu disparaître des mémoires. Existence et reconnaissance pour un artiste interfèrent dans un clignotement, exactement comme découverte et création en science : ce sont des concepts si proches que l’histoire a parfois peine à les distinguer. Il reste à écrire ou à comprendre la raison aujourd’hui de sa reconnaissance par ce monde de l’art.
Tichý, sans le précieux travail de Roman Buxbaum, n’aurait peut-être jamais été révélé et sa mémoire serait restée à Kyjov, sa ville natale, pour disparaître rapidement des souvenirs des habitants qui le considéraient comme le « mauvais exemple » : ce géant aux cheveux longs et aux vêtements noirs et déchirés, cet archétype de l’autre et du ridicule…
Pascal Polar