La première opération, la plus importante pour Michel Houellebecq, consiste à cadrer, délimiter une zone du monde, un ensemble qui nie l’extérieur, qui rejette le hors-champ. L’image devient alors une partie du monde qui est le monde en entier. De la même façon, la poésie est pour lui un discours totalisant. Le vers est un mot, une unité nouvelle et indéchirable, un ensemble complet et suffisant, non décomposable, ayant sa logique interne, sa beauté propre, hors de la pensée. Michel Houellebecq l’a souvent dit : il n’y a pas de poète intelligent.
L’autre opération consiste à extraire et juxtaposer le vers et l’image, à créer des totalités indissociables à partir d’éléments séparés ; à donner l’impression que les mots du poème préexistent, qu’ils ont été trouvés, comme cette parcelle du monde photographiée était déjà là. Cette plage grise désaturée, ce ciel vide, cette roche immobile, cette surface froide et bleue.
Pour sa première exposition à la galerie Air de Paris, Houellebecq produit, comme à chaque fois, une structure. Car il faut croire en la structure, qui nous garde de la souffrance et de la perte. Une structure narrative plus vague que celle d’un roman, proche de celle de ses recueils de poésies1, desquels il a extrait des quatrains, en octosyllabes et alexandrins, sous la forme de versification la plus traditionnelle. Houellebecq a souvent évoqué l’importance de la précision de ces anciennes métriques et de la régularité du rythme dans son processus de composition. Le vers est bref, bouclé, reporté au mur dans l’image mais aussi dans les trois chansons extraites de l’album Présence humaine, produit en 2000 avec Bertrand Burgalat sur le label Tricatel. Les poèmes sont scandés, la diction est nette, distincte ; ils contribuent à définir la tonalité des salles, à produire du montage, une continuité ordonnée entre les plans et les choses qui existent pour elles-mêmes.
La chanson Présence humaine ouvre sur un paysage post-apocalyptique typiquement “houellebecquien“. On se souvient de celui de la fin de La possibilité d’une île, et de cette victoire triomphante de la poésie sur le roman, qui renvoie à une obsession constante, depuis la jeunesse et la découverte de Lovecraft, pour des lieux qui seraient comme des vestiges du passage humain. Puis on bifurque vers un autre monde plus organique, biologique et végétal, dont les visions macroscopiques visent la puissance et la beauté abstraite du réel, l’ambiguïté immanente du réel. Cette même abstraction que recherchait le biologiste expérimentateur Jean Painlevé avec la microphotographie, qui a aboutit à la fin de sa vie à un film psychédélique sidérant exposé en parallèle. La poésie de Cristaux Liquides (1978), dérive là encore d’une description méticuleuse de la nature, d’une théorie de la mesure, de la lumière, de la couleur et des formes. Où la partition de François de Roubaix joue un rôle central et conducteur.
Au milieu du parcours, entre les mondes, se trouve une image seule, une rupture brutale et solaire : la vision éclatante d’une route à l’infini, sur laquelle est inscrit un vers : « Nous avions des moments d’amour injustifié ». Le plus beau chant d’amour, Crépuscule, accompagne ce moment. Au milieu du désespoir, se trouve la possibilité d’un paysage éternel, une “traversée sans souffrance et sans bruit“, qui renvoie à une idée inaccessible du bonheur, à un état de conscience que Houellebecq définit comme un “sentiment océanique”, où l’amour dévoile une physique nouvelle.
Stéphanie Moisdon
Michel Houellebecq – Quatrains
du 15 septembre au 3 novembre 2018
AIR DE PARIS
32 rue Louise Weiss • 75013 Paris
tel. +33 1 44 23 02 77