L’œuvre de René Burri diffusée dans la presse illustrée : vers une fabrique d’icônes
À partir du milieu des années cinquante débute une grande aventure, celle de la diffusion de la production de René Burri, l’un des maîtres de la photographie de reportage.
C’est au travers d’un archivage des plus complets, qui ne compte pas moins de 300 publications, que l’œuvre du photoreporter prend du relief. L’œuvre du membre de l’agence Magnum Photos connaît un large panel d’explorations et de manifestations éditoriales, qui participent à une diffusion mondiale spectaculaire, récemment mise à jour.
Si cette diffusion massive dévoile un regard sur toute la deuxième moitié du XXe siècle, elle n’avance pas moins une perspective toute autre sur la gestion des photographies publiées.
Dans quel contexte et dans quelles mesures la diffusion de cette œuvre foisonnante s’accompagne-t-elle d’une politique éditoriale complexe ? Jusqu’à quel point la publication de son travail favorise-t-elle l’émergence d’une fabrique d’icônes ?
C’est en dévoilant l’œuvre publiée de René Burri que nous auront l’occasion de balayer plusieurs problématiques constellaires rassemblant l’histoire de la deuxième moitié du XXe siècle, l’histoire de la presse illustrée, ainsi que l’histoire de la photographie qui pénètre le monde de l’Art.
René Burri, Magnum Photos et la presse : les débuts
L’œuvre de ce photographe résonne dans l’histoire de la photographie, d’une part en raison du nombre considérable de clichés qu’il a réalisés, mais également en raison de la diffusion massive de son travail dans la presse illustrée. Car, en effet, les photographies de René Burri apparaissent dans de très nombreux et prestigieux titres, dont Architectural Design, Architecture d’Aujourd’hui, le Bunte Illustrierte, Casabella, Du, Fortune, Géo – et ses trois éditions – , Jours de France, Kristall, L’Europeo, L’Illustré, Madre, La Actualidad Española, Le monde, Libération, Life, Look, Manchete, News Week, Panorama, Paris-Match, Praline, Réalités, Stern, le Schweizer Illustrierte Zeitung, The New York Times Magazine, The Sun, The Sunday Times Magazine… et tant d’autres.
L’œuvre de René Burri est intimement liée à la presse illustrée ; et le partenariat entre René Burri et l’agence Magnum Photos débute d’ailleurs à travers ce médium de manière assez anecdotique. L’histoire est déjà connue, mais la voici racontée par l’intéressé :
« Alors, j’ai traversé la Seine pour aller chez Magnum. Là, je suis tombé sur une dame espagnole qui, en à peine trois minutes, a passé en revue toutes mes photos. À la fin, elle m’a demandé si j’en avais d’autres. « Non, ai-je dit. Juste trois planches-contacts. » Je les lui ai données et elle s’est mise à s’agiter. Elle les a examinées à la loupe et a commencé à tracer des signes au stylo rouge. Elle a fini par me demander d’en faire des tirages et de les lui envoyer. [Déçu, Burri rentre chez lui en autostop.] J’étais sûr que ce n’était qu’une manœuvre de diversion. J’ai quand même envoyé les photographies à Paris. Un beau jour arrive une enveloppe de Magnum. Je l’ouvre et trouve un numéro de Life. Je me dis : « Bizarre que Magnum m’envoie Life. » Je le feuillette. Et sur quoi je tombe ? Mon article sur les sourds-muets, signé « René Burri/Magnum ». À tout juste 23 ans, c’était mon premier reportage chez Magnum. » [1]
Avec le même reportage sur l’école des enfants sourds et muets de Zurich, dix ans après celui de son compatriote et futur collègue à Paris, Werner Bischof, René Burri connaît déjà un petit succès éditorial. En effet, ce travail est publié à trois reprises dans trois pays différents, selon trois politiques éditoriales propres, mais pour la plupart utilisant les mêmes clichés (dans Sciences et Vie en janvier 1955, dans le Münchner Illustrierte en mai 1955, et dans Life en juin 1955). Les éditions de ce reportage utilisent et diffusent déjà deux clichés, bien symptomatiques de son regard ; lesquels sont aujourd’hui repris dans les portfolios, les ouvrages et les expositions (Images).
L’influence de Magnum est évidemment très forte dans cette relation entre René Burri et la presse illustrée. Henri Cartier-Bresson contrôlait ses planches contact pour que la composition de ses prises de vue soit parfaite ; sans compter que l’envoi aux rédactions devait se faire très rapidement. Pourtant, malgré la politique de Magnum relative au respect du droit d’auteur, et plus précisément sur l’interdiction de recadrer les photographies, celles-ci sont bien et très souvent “rognées”, par un ou de plusieurs côtés, et ce jusque dans les années soixante. Ainsi, la rédaction fait le choix de cibler et de mettre l’accent sur un élément de la scène représentée, en dépit du regard du photographe et du cadrage d’origine. C’est notamment le cas dans le reportage des enfants sourds-muets. Si les photos sont appréciées du lectorat, c’est alors à travers le remaniement des revues en questions ; l’exemple n’est pas un cas isolé.
René Burri, la presse et la couleur
Le travail de René Burri a suivi l’évolution de la presse illustrée. En effet, alors que celle-ci développait de nouvelles lignes éditoriales, l’intérêt du photographe pour certaines démarches esthétiques et techniques évoluait en parallèle. Lorsque les clichés de René Burri arrivent sur la scène éditoriale, la plupart des revues présentent alors des couvertures en couleurs, avec quelques titres et pages de publicités, tandis que les reportages apparaissaient en noir et blanc. Pourtant, quelques titres innovent et tentent une avancée plus audacieuse. C’est notamment le cas de Jours de France qui, lors de l’insurrection communiste à Saint Marin (Guerre chez Lilliput, Jours de France, n°154, 26 octobre 1957), publie le reportage de René Burri avec des clichés en couleurs. Ainsi, sur les 16 pages sur lesquelles s’étend le reportage (la publicité intervient sur 8 d’entre elles), 4 sont en couleurs ; on y trouve une photographie de la place principale qui apparaît sur une double page à bords perdus, et deux autres verticales qui occupent deux pages également à bords perdus. Cette publication, très à la page, fait aujourd’hui figure d’avant-gardiste. Il en va de même pour la revue mensuelle suisse Du qui publie, en 1959, un reportage très dense que les Gauchos d’Argentine (n°217, mars 1959). Le numéro est construit sur l’alternance de photographies en noir et blanc et en couleurs, parfois dissimulées dans des doubles pages. Cet exemple éditorial innovant est à la fois audacieux et exceptionnel pour l’époque. L’exemple se répètera quelques années plus tard avec la parution d’un numéro exclusivement concentré sur le Japon (n°4, avril 1692). René Burri n’était alors pas satisfait par ce mélange qui cassait l’unité esthétique du reportage. Il avoue également de pas avoir apprécié de travailler en couleurs pour ce sujet, trouvant les bleus trop bleus et les verts trop verts… Ce rendu très exact de la réalité ne lui convenait pas ; surtout pour le reportage en Argentine, pays qui offrait des couleurs très franches et vives.
Pourtant, alors que la couleur se démocratise, pour se généraliser durant les années soixante-dix, René Burri, qui pratiquait jusqu’alors la photographie de reportage en noir et blanc — et qui suffisait aux besoins des rotatives —, s’adapte et ajoute un appareil à son cou. C’est avec de l’Ektachrome qu’il s’abandonne au monde chromatique. Alors qu’il s’évertue à suivre ce courant chromatique, lui qui avait déjà acquis « un solide bagage technique » à l’École des Arts appliqués de Zurich, et qui savait parfaitement « architecturer » une photographie, manifeste une capacité évidente à ordonner le réel, tel qu’il se présente, qui plus est lorsqu’il est haut en couleurs. Il parvient à une réelle maîtrise de la composition par la couleur où les tonalités se répondent et s’équilibrent pour donner à voir autrement la réalité. Des reportages réalisés entre les années soixante-dix et quatre-vingt sur Chicago ou New York, comme des reportages plus politiquement chargés sur la réouverture du Canal de Suez en 1974, rendent manifeste un regard chromatique affirmé. Ainsi, le sujet du reportage est mis en avant grâce à une riche composition de l’espace, réfléchi et construit à partir des couleurs qui le structurent. René Burri s’impose dans la re-présentation du monde en couleurs, comme d’autres maîtres incontestés qui ont révélé des points de vue singuliers (Ernst Haas, Saul Leiter, William Eggleston ou Martin Parr).
[C’est d’ailleurs pour mettre en avant l’importance de cette partie-ci de son travail — aussi bien numérale que qualitative —, que le photographe a, depuis sept ans, travaillé à la conception de l’ouvrage intitulé Impossible réminiscence, paru il y a quelques mois aux éditions Phaidon. Ce chalenge est d’ailleurs présenté à la Maison européenne de la photographie à partir du 10 septembre à travers le parti-pris du mouvement.]
Les reportages : entre actualité et investigation
En dépouillant les publications où apparaissent les clichés de René Burri, deux qualités de reportages se distinguent. L’actualité fait face à des sujets plus développés, hors du temps. C’est ici qu’une distinction est bien nécessaire : alors que le premier terme définit plus précisément une photographie proche d’un événement, l’autre se caractérise plus dans une approche essayiste. En d’autres termes, si le photojournalisme se justifie par une occasion particulière dont il est nécessaire de témoigner pour apporter la preuve, qui sera diffusée dans les grands titres, le photoreportage, quant à lui, nait d’une forme de liberté et d’une volonté de la part du photographe de se pencher sur un thème bien précis. Pierre de Fenoÿl[2] envisage cette scission :
« […] le photojournalisme est souvent confondu par le grand public avec le photoreportage. Ces deux types de photographies sont utilisés par la presse, mais elles le sont différemment. En effet, le photoreportage suppose une approche photographique de l’événement dans sa durée. Il y a un travail dans le temps, enquête approfondie. […] Le photojournaliste est envoyé par l’agence à un moment précis, dans un pays donné, là où “quelque chose” se produit. Il doit ramener la photo, le document-choc. S’agissant de fixer un événement exceptionnel, unique, irreproductible, le mérite du photojournaliste est sa présence, son sang-froid. » [3]
Le photoreporter définit visuellement toute l’étendue du sujet et dont l’ensemble forme un tout cohérent et homogène. Cette unité thématique et graphique s’envisage comme une enquête, un essai. Michel Poivert distingue également ces deux professionnels de la photographie en affirmant que « la seule chose qui les différencie reste leur rythme de production et de diffusion »[4] ; la liberté esthétique s’y ajoute.
C’est en allant témoigner des événements qui se déroulent dans le monde, à des dates bien précises, que le photographe participe à une nécessité informative. Ainsi, dès 1956, René Burri est envoyé par Chim en Egypte lors de l’annonce de la nationalisation du canal de Suez par Nasser. Durant les années qui suivent, il est le témoin des nombreux changements qui s’opèrent dans la péninsule panarabique avec la construction du barrage d’Assouan, le Traité vert alliant la Syrie à l’Egypte, ou les Forces de libération nationale. Hans-Michael Koetzle le confirme : « Si, à un moment donné de sa carrière, René Burri a pu répondre parfaitement à la définition du photojournalisme, c’est bien à la fin des années 1950, au Moyen-Orient. […] Presque constamment sur la brèche, il correspond alors à l’image que l’on se fait du photojournaliste et de sa vie aventureuse. Un mode de vie qui, surtout dans les débuts de la photographie de presse, avait suscité beaucoup de vocations […] » [5]. Les événements se succèdent alors très rapidement et les publications entre L’Illustré, Jours de France, Paris Match et le New York Times Magazine s’enchaînent. Le nom de René Burri se retrouve à travers les pages qui dévoilent des photographies en noir et blanc qui bénéficient d’un travail de mise en page bien souvent valorisant. Burri y retournera très régulièrement jusqu’à la réouverture du canal de Suez en 1974, en témoignant de la phase de déminage menée par les États-Unis ; Stern, The Sunday Times Magazine, Die Huisgenoot, Domenica Del Corriere, Panorama se partagent les mêmes photographies, désormais en couleurs, qu’ils mettent différemment en page. Son passeport suisse l’aide très certainement à franchir certaines barrières, et notamment à rencontrer de très près Nasser, Sadate et le Shah d’Iran (in le Schweizer Illustrierte, Jours de France, Settimo Giorno, Life USA et Life Espagne). Là encore, comme avec l’exemple des enfants sourds-muets, les publications reprennent à chaque fois une même photographie du Shah posant dans son salon, parmi d’autres clichés qui eux peuvent être interchangés.
En dehors de cette période où Burri s’est fait le messager de cette partie-ci du monde, il a également témoigné d’une multitude d’événements. Dans ce sens, on n’en mentionnera que quelques-uns [entre parenthèse figurent les titres des publications qui se succèdent sur les thèmes indiqués] : le retour de Makairos à Chypre en 1959 (Paris Match), l’inauguration de la nouvelle capitale du Brésil, Brasilia, en 1960 (Paris Match, Praline, Atlantis, The Asia Magazine, Jardin des Arts, et Manchete qui publiera également les photographies des 17 ans de la capitale), l’interview d’Ernesto Guevara après la crise des missiles en 1963 (Look, La Actualidad Española, Zondagsuvrierd TV, Tempo), la guerre de Corée (National Zeitung Basel, L’Illustré, The New York Times Magazine), le Vietnam (La Actualidad Española, Réalités), l’inauguration de la Fondation Maeght en 1965 (Réalités), l’ouverture de l’autoroute du soleil en 1966 (le Nouvel Adam, Géo France), l’exposition universelle de 1967 à Montréal (Daily Telegraph Magazine, House Beautiful), la chute de l’empire Krupp en 1967 (Queen, Aktuell Revue, La Actualidad Española, Fortune), le lancement de la navette Columbia en 1981 (Géo France, Life, Schweizer Illustrierte, The Sunday Times Magazine), les quarante ans du débarquement en Normandie en 1984 (Le Nouvel Observateur, Géo France), l’anniversaire de la Longue marche de Mao en 1985 (Schweizer Illustrierte, Observer), les Jeux Olympiques de Corée de 1987 (le Schweizer Illustrierte qui publie à un mois d’intervalle deux sujets)… Tous ces reportages sont le fruit d’événements ponctuels qui ont marqués l’Histoire du XXe siècle. Il est important de noter que si le reportage a connu plusieurs éditions, les mêmes photographies ont été réutilisées participant pour certains cas à l’émergence de favoris photographiques.
Toutefois, l’apparition de la télévision et sa démocratisation conduisent à une période de crise pour le photojournalisme. La dimension de la photographie d’actualité s’efface petit à petit, entraînant de fait un renouveau dans la démarche photographique, l’investigation. C’est là que René Burri exploite une veine qui lui convient parfaitement, et qui fera la particularité de l’agence Magnum, que de nombreuses agences qui ouvriront alors leurs portes suivront : le photoreportage. Ce n’est plus l’actualité qui est ici à l’œuvre, mais bien le sujet appréhendé comme une histoire (et c’est d’ailleurs sous cette appellation que sont nommés les reportages) ; cette pratique photographique vise à construire un essai. Ainsi, en tant que photoreporter, René Burri s’investit dans des recherches photographiques denses et passionnées ; et il l’affirme lui-même lorsqu’il annonce qu’il « faut creuser au-delà de l’actualité et proposer un point de vue personnel » [6]. Cette partie-ci de son travail s’enracine dès 1958 avec son reportage sur les Gauchos d’Argentine. S’il ne cesse d’élaborer des reportages à partir de ce moment-là, il les développe alors avec de plus en plus de ferveur. C’est avec cette formule un peu maladroite de René Burri exprime quel a été le facteur de sa réussite photographique, la liberté : « J’ai toujours mieux réussi quand c’était moi. » En d’autres termes, c’est lorsqu’il était libre de décider et d’exécuter un reportage, de son choix, sur un sujet dont il était le maître, qu’il s’est senti le plus à l’aise et prolifique. On retrouve alors des thématiques anthropologiques sur la qualité de vie des Gauchos qu’il retrouve en 1978, « sur les traces de l’homme » avec une enquête menée en 1984 aux quatre coins du monde sur l’origine de l’homme ; ce reportage connaît un destin particulier puisqu’il sera au départ diffusé de manière séquencée dans les pages de Libération, avant d’être repris par la revue brésilienne Manchete (dont le format a alors bien réduit pour entrer dans les normes des années quatre-vingt, loin des grands formats à la Paris Match), qui lui donne une nouvelle dimension en le publiant en couleurs. René Burri exécute également d’autres essais comme sur le berceau de la religion à Jérusalem avec l’histoire intitulée Holy Land en 1963, ou sur les nouveaux rois du pétrole en 1975 entre l’Arabie Saoudite, les Emirats arabes, l’Iran et le Koweit (in Life, Radio TV, L’Europeo, Tages-Anzeiger Magazin, Fortune).
Il mène également une recherche très fournie à la découverte des continents. Ici, sans contexte particulier, René Burri témoigne de pays depuis le Japon et la Chine, jusqu’aux États-Unis (Las Vegas, Chicago in Du, New York in Géo et L’Illustré), en passant par l’Afrique (Sénégal in Réalités, Manchete). Au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, certains reportages prennent une dimension quasi touristique ; les reportages couleurs sur Bâle (Der Feinschmeker), Bruxelles (Der Feinschmeker) ou Paris (Travel & Leisure, Comon Sens).
Enfin, au cours des années quatre-vingt-dix, René Burri développe des réflexions plus critiques et controversées, mettant à nu (jusqu’à mal) et le mythe du rêve américain. Autour de la place du nucléaire aux États-Unis, entre les centres de recherche et l’obstination politique au détriment de la population américaine. La publication de ce reportage se fera à plusieurs reprises avec une reprise des mêmes clichés (Life, Manchete, Schweizer Illustrierte, Das Magazin, Die Zeit Magazin). Il développe également un essai sur la survivance de la Guerre froide. Par des points de vue marquants, il témoigne des champs de missiles et de l’abandon de la flotte aéronautique (Fortune, Le Figaro Magazine, Panorama). René Burri dénonce le caractère décalé et le gâchis économique faramineux que ce conflit a entraîné. Là encore, le reportage connait un succès éditorial puisqu’il sera publié à plusieurs reprises où quelques clichés seront systématiquement repris. Enfin, il met en avant l’aspect proprement saugrenu et scandaleux des attractions faites autour de la reproduction de la première bombe atomique.
Les reportages de René Burri touchent également au monde du sport et des arts. La boxe, la danse et l’architecture sont des éléments clefs de l’œuvre complexe du photoreporter. En effet, un grand sujet sur la boxe thaïlandaise, réalisé en 1965, inaugure le propos (Du, 1966). La fin des années soixante est marquée par la commande sur l’architecture du XXe siècle du Daily Telegraph Magazine. Les photographies datent de 1969 et 1970, tandis que les publications s’échelonnent entre 1972 et 1973. C’est en 1980 que paraît un nouveau volume de cette série, en Allemagne à travers Mode und Wohnen. Trois reportages sont repris et réédités cette fois-ci modifiés car entièrement édités en couleurs quand la précédente version ne montrait qu’un seul cliché chromatique ; un quatrième reportage est réalisé pour l’occasion. On voit combien la presse fait revivre certains reportages.
Pour une fabrique d’icônes
C’est avec la mise en place, plus stable du statut du photographe, avec l’institutionnalisation de la photographie, entre la fin des années soixante et les années quatre-vingt, et avec sa reconnaissance en tant que medium artistique, que la production de Burri devient œuvre. Rappelons que sa première exposition rétrospective à lieu en 1967, à Chicago. Les années soixante-dix témoignent de nouvelles mesures institutionnelles qui donnent un souffle nouveau au marché de l’art. C’est au cours des années quatre-vingt et quatre-vingt que le marché s’accélère et que la vente des photographies prend de l’ampleur.
En pleine mutation dans les années quatre-vingt, la presse illustrée développe le phénomène du portfolio ; celui-ci permet de regrouper plusieurs photographies d’un même auteur, selon un schéma éditorial isolé du reste de la publication. Les clichés peuvent apparaître en grand format, ou par un amoncellement de moyens formats, très souvent avec un système de liseré entourant le cliché, et de marge isolant le cliché dans la page, le tout servant d’encadrement. La photographie est ainsi mise en valeur et n’existe que pour ce qu’elle est, une icône. On distinguera trois types de portfolios : plusieurs types de portfolios. Le portfolio thématique envisage l’œuvre du photographe selon un axe bien précis. Il s’agit de présenter un même thème sur tout l’ensemble photographique ; qu’il soit question d’une même personnalité ou d’un même sujet. Le portfolio classique montre des photographies souvent déjà publiées voire déjà très largement connues. Il s’agit de rappeler l’essentiel du travail du photographe en ne sélectionnant que les clichés les plus symptomatiques du parcours et du regard du photoreporter. Enfin, d’autres publications résument très nettement l’œuvre de René Burri en ne présentant qu’une ou deux photographies faisant partie du patrimoine Burri.
Ce modèle éditorial a une place très importante dans la diffusion du travail de René Burri. Bien que le premier ne paraisse en 1956 dans les pages de la célèbre revue suisse Camera, ce type de publication n’est de plus en plus souvent utilisé qu’à partir des années soixante, pour connaître un pic dans les années quatre-vingt-dix et deux-mille. Mais c’est surtout à l’occasion de la grande rétrospective de 2004, consacrée à l’œuvre de René Burri, et organisée à la Maison Européenne de la Photographie, que se concrétise un fait singulier, au travers de la presse illustrée. Celle-ci joue avec le travail du reporter en utilisant de manière quasi systématique les mêmes photographies de René Burri. Ainsi, de titre en titre, de pays en pays, les mêmes clichés se retrouvent publiés à plusieurs reprises, à l’instar d’autres lesquels, pourtant publiés à l’époque et illustrant les faits du XXe siècle, sont oubliés. Ainsi donc, ce ne sont pas forcément des photographies qui ont été publiées à l’époque qui font aujourd’hui partie d’un regard sur le XXe siècle, mais bien d’autres qui ont été choisies pour le représenter, massivement. En effet, les photographies présentes dans ces portfolios, ainsi que celle présentes dans les numéros spéciaux, conservent les attributs nécessaires à la reconnaissance du photoreporter. En d’autres termes, les mêmes photographies réapparaissent très régulièrement : les hommes sur le toit de São Polo, les hommes regardant passer les femmes au ministère de la Santé de Rio de Janeiro, les installations sportives de Floride, la méduse de la Havane – comme son motel –, la famille attablée dans les environs de Shanghai, les fleurs de lotus fanées, l’ombre de l’arbre au Pakistan, la route ensablée de Dubaï, le portrait de Sadate aux lunettes, le portrait de Picasso devant le hibou, le portrait de Le Corbusier devant le Modulor… et bien évidemment, le Che au cigare.
Pourtant, il est un détail important à relever : parmi les photographies qui se veulent être les plus représentatives de l’œuvre du reporter photographe, rares sont celles qui sont issues d’une diffusion d’époque. En effet, si les photographies du Che et de Sadate ont été publiée au moment de leur réalisation, d’autres n’apparaissent comme des symboles de la production du photographe qu’avec les premières expositions rétrospectives. Ces dernières sont donc prélevées par le photographe lui-même, aidé des commissaires d’exposition, pour montrer d’autres vues de son parcours qui n’avaient pas été sujettes à des reproductions. Pourtant, aujourd’hui, ces photographies-ci sont devenues “des Burri” ; elles sont des objets de collection et se vendent à des particuliers. Les photographies les plus connues de Burri ne sont pas nécessairement celles qui sont nées de ses grandes histoires, mais qu’elles correspondent à un idéal, au symbole représentatif du travail accompli par le photographe reporter. En effet, sa production photographique subit une altération professionnelle pour entrer dans le champ de l’art et se plier aux contraintes du marché de l’art. C’est à travers l’analyse de l’évolution de la photographie en proie à une institutionnalisation mondiale que de nouveaux enjeux se jouent, et que de nouveaux modèles éditoriaux diffusent l’œuvre de René Burri. En effet, les numéros spéciaux et les portfolios diffusent cette production de manière très redondante et sélective. Au-delà, les encadrés limitent le lien entre Burri et le monde à un seul cliché.
Qui plus est, d’autres voies de diffusion apparaissent et font autrement connaître cette œuvre, résumée. Comment rendre compte du panorama effectué par Burri à travers quelques vues seulement ? C’est l’enjeu du marché de la carte postale et d’autres produits dérivés. Plusieurs maisons d’édition se sont spécialisées depuis les années soixante-dix dans la reproduction d’œuvres d’art, et a fortiori de photographies célèbres. C’est notamment le cas de la société Nouvelles Images qui, créée en 1957, détient aujourd’hui le monopole dans la diffusion de l’œuvre du photoreporter sur ce support (elle exploite d’autres médiums comme le calendrier). Les clichés sélectionnés restent les mêmes, les favoris qui résument plus l’œuvre de René Burri qu’ils ne la représentent. La photographie devient finalement une image, que l’on sait, ou non, être de René Burri. Elle tombe alors dans le domaine public et appartient à la mémoire collective. On constate aujourd’hui ce phénomène dans les librairies ou aux sorties d’expositions, quand les cartes postales mises en vente se multiplient pour parfois prendre des proportions murales. Ainsi, une photographie de Robert Doisneau, de Willy Ronis, ou de René Burri, surtout quand il s’agit de vues en noir et blanc relevant d’un style humaniste et poétique, font référence à un passé populaire et commun.
Au-delà, la diffusion de l’œuvre de René Burri, et surtout de certaines icônes, se fait aujourd’hui massivement, de manière incontrôlée et incontrôlable sur les réseaux de l’internet, ainsi que par des voies populistes de l’art : le merchandising. En effet, en dehors des sites officiels de Magnum Photos et des journaux en ligne, des blogs et des articles propagent des images qui ne sont autres que des photographies prises par Burri. L’utilisation qui en est fait est tout à fait libre et non maîtrisée. Plus loin, ces images sont, ou non, retouchées pour se retrouver figées sur des supports tous plus surprenants les uns que les autres, sans avoir à passer par la législation des droits à l’image. La nouvelle vie de ces figures, qui témoignaient de l’actualité, sont aujourd’hui sujettes à un effet de vulgarisation. C’est ainsi que l’on retrouve le portrait du Che au cigare sur des poupées russes, des coussins, des montres, des t-shirts ou des sous vêtements… Heureusement, René Burri est lui-même un fin collectionneur ; aussi s’amuse-t-il à trouver la trace d’objets portant certaines de ses photographies, adaptées. Une exposition intitulée Révolutionnaire à vendre avait présenté sa collection en août 2012, à Vevey. La volonté de propriété d’une reproduction d’art, sous n’importe quelle forme que ce soit, par le public, est aujourd’hui très forte et parvient à corrompre l’image mère. Ainsi, le visage d’Ernesto Guevara représente un symbole, celui de la révolution. Jusqu’où peut aller l’utilisation et le détournement d’images professionnelles devenues des objets d’art ? Ainsi, au détriment de l’éthique et du respect de l’auteur, comme du modèle, le marché d’objets du quotidien imagés se développe pour une diffusion triviale de la production photographique de l’un des plus grands photographes, René Burri.
C’est sur cette problématique du l’aura de certaines photographies et de leur capacité à symboliser l’ensemble de la carrière de ce reporter photographe que nous achevons notre propos : comment et dans quelles mesures, quelques clichés exclusivement, par une diffusion massive jusqu’à devenir incontrôlée et mercantile, peuvent-ils réduire l’œuvre de René Burri ?
Emilie Jouvin
[1] René BURRI, in Michael KOETZLE, René Burri. Photographies, Phaidon, p.20
[2] Pierre de FENOΫL (14/07/1945-04/09/1987). Il débute en tant qu’archiviste à l’agence Dalmas, en 1961, avent de travailler aux côtés d’Henri Cartier-Bresson (1965-1966), et de devenir de directeur des archives de l’agence Magnum (1966-1967). En 1970, il créé, avec Charles-Henri Favrod la première Galerie de photographie à Paris, Galerie Rencontre. Il est commissaire de plusieurs expositions avant de fonder l’agence Vu (avec Boubat, Richard Kalvar, Guy Le Querrec, Hervé Cloagen, Claude Raymond-Dityvon et William Klein) ; Vu qui deviendra Viva. Il travaille à la reconnaissance de beaucoup d’œuvres comme celle de Lartigue. En 1985, il est nommé chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres, alors que nait son fils. Plus d’informations sur le site www.pierredefenoyl.fr
[3] Pierre de FENOŸL, propos recueillis par Carole NAGGAR, Photojournalisme, Fondation Nationale de la Photographie, Lyon, 1977, np ; in Gaëlle MOREL, Le photoreportage d’auteur. L’institution culturelle de la photographie en France depuis les années 1970, CNRS Editions, Paris, 2006, pp.34-35
[4] Michel POIVERT, La Photographie contemporaine, Flammarion, Paris, 2010, p.80
[5] Mickael KOETZLE, René Burri, Photographies, Phaidon, p.366
[6] René Burri, in Laura BUCCIARELLI, « René Burri expose son yoga visuel », Journal de Genève & Gazette de Lausanne, octobre 1995, p.5