Mélanie Light est une écrivaine américaine, et la co-fondatrice de Fotovision, une organisation non lucrative destinée à soutenir la photographie documentaire. Elle enseigne également. Ses deux derniers ouvrages sont Night at the Met avec le photographe Larry Fink, et Mad Day Out sur les photographies des Beatles de Stephen Goldblatt. Elle nous a adressé ce texte sur la réalité du photojournalisme aujourd’hui, nous le trouvons remarquable et nous le publions.
“Une cérémonie commémorative réunissait, à New York, le 24 mai, une centaine d’amis et de collègues de Tim Hetherington. La mort de cet homme talentueux a frappé le monde des médias comme la foudre. Beaucoup de photographes font maintenant le serment de ne plus exercer pendant les conflits. Comme Capa disait, « la guerre est une actrice vieillissante, de plus en plus dangereuse, et de moins en moins photogénique. »
Je ne suis pas un membre de cette tribu, mais je l’ai observée pendant des années, ces derniers temps en tant que directrice de Fotovision, une organisation que j’ai créée avec Ken Light pour mettre en place un forum pour les photographes documentaires. En 2004, nous avons été invités à montrer notre travail, « Coal Hollow » (La vallée du charbon), à Visa pour l’image, à Perpignan. C’était la première fois que je me retrouvais vraiment au centre de la culture du photojournalisme. Nous avons rencontré Tim là-bas, à un dîner réservé aux participants. Il montrait un travail sur le Liberia. C’était clairement ce genre de personnes dont vous savez qu’elles ont du talent à la minute où vous les rencontrez. Tim était également très avenant, sincère, curieux envers les autres, grand et beau. Il avait en plus pour moi la caractéristique de ressembler de manière frappante, par son physique comme par ses attitudes, à mon propre frère. Excepté que mon frère était comme le sombre jumeau de Tim – un Républicain chauvin qui ne désirait rien tant, dans sa jeunesse, que d’imiter la carrière militaire de mon père en entrant à West Point. Je le regardais sans discontinuer – peut-être avec un peu trop d’insistance. Je l’invitais à nous faire savoir s’il passait par hasard dans les parages de la baie de San Francisco.
Durant les chaudes soirées d’été à Perpignan, nous assistions à des diaporamas dans les ruines magnifiques d’églises et d’amphithéâtres romains. C’était durant la « semaine professionnelle », le public était constitué en majorité de photographes, d’éditeurs, ou d’agents. C’était comme une expérience religieuse. Nous tous réunis pour contempler un écran géant de quinze mètres montrant des images horribles mises en musique.
Alors que nous marchions dans les rues, je remarquais le contraste offert par les professionnels sophistiqués comme Tim ou les autres convives, John Stanmeyer, Ami Vitale, David Strick, Jack Picone, avec les autres photographes… Pour moi, ils avaient l’air d’une meute de chacals errants. Se dégageaient d’eux une sorte d’énergie agressive, de sauvagerie et de volonté de faire ce qu’il fallait pour que le travail soit accompli. Ce groupe de photographes parlait de changer le monde, mais leurs mots semblaient peu sincères. Ils voulaient connaître l’excitation du danger, la lucidité qui vient quand la vie affronte la mort ; la chasse, la tuerie. Leurs appareils géants pendus autour du cou alors qu’ils déambulaient dans les rues paisibles de la ville ressemblaient à des bazookas, et appuyer sur le déclencheur était pour eux une manifestation d’agressivité.
Mais le travail quotidien de ces gens qui font sans arrêt le tour du globe est difficile. Ils se mettent dans les pas des Nations Unies, de Médecins sans Frontières, et d’autres ONG, mais n’appartiennent jamais à aucune organisation ou à autre chose qu’à leur propre espèce. Il est dur pour eux d’avoir des relations de longue durée, d’être mariés, d’avoir des enfants, ou de mettre de l’argent de côté pour leurs retraites. Au moment où l’industrie des médias s’est désintégrée, ils sont devenus indépendants pour la plupart, et ils voyagent jusqu’à ces terres désertées par les dieux sur leurs propres deniers.
Dans ce témoignage en ligne inspiré par les morts de Tim et de Chris Hondros, Teru Kuwayama décrit cette bande enragée :
« Je me demande lequel d’entre nous va mourir en premier ? »
C’était en 2003, et cette pensée morbide traversa mon esprit cette nuit-là, dans une pièce remplie d’une trentaine de photographes et de journalistes, dans l’hôtel Al-Hamra de Baghdad. Quelques kilomètres plus loin, les stars des grosses chaînes d’info avaient rempli l’hôtel Sheraton-Palestine – le Al-Hamra était le campement bon marché débordé du centre-ville. Je l’appelais le Melrose Place Bagdad, et le soir, après les journées d’errance vers les sites des explosions et les fosses communes, la meute convergeait vers le bord de la piscine pour des nuits brumeuses arrosées de mauvais vin libanais. Rétrospectivement, ces jours résonnent comme de précieux instants de bonheur avant que le drame ne frappe.
Il s’avéra que la première à mourir de cette scène au Al-Hamra fût Marla Ruzicka, une activiste humanitaire de 28 ans. Je l’avais rencontrée pour la première fois lors d’une autre beuverie à Kaboul, l’année précédente. Elle fût tuée à Bagdad lors d’un attentat suicide, par une voiture piégée qui a sauté au passage du convoi militaire qu’elle accompagnait. Beaucoup d’autres moururent l’année suivante. »
En voyant cela de l’extérieur, on dirait le choix de carrière de personnes ayant perdu l’esprit. Comment ces artistes et journalistes talentueux et intelligents finissent-ils par faire autant de sacrifices pour leur travail ? Difficile de dire s’ils ont commencé à exercer cette profession en raison de blessures secrètes qui les ont écartées du commun des mortels, ou si le fait de baigner dans une situation de conflit est leur manière d’expérimenter l’horreur, l’amour, la haine, l’humour et le mystère que le reste d’entre nous connait à travers des existences prosaïques. Ou, peut-être ont-ils entamé leurs vies avec un répertoire émotionnel complet mais ont été séduits par la possibilité d’être les seules personnes à pouvoir observer, et ainsi posséder, une bataille ou une atrocité donnée. Pour les photographes indépendants, rapporter des images de violence, d’atrocité et de guerre est un moyen d’être payé, et cette qualité hyper-réelle de la vie dans le danger est très attirante ; certains ne peuvent trouver la foi que sur les champs de bataille. Le monde normal est si ennuyeux, après la guerre, et personne ne vous comprend plus, à part vos semblables. La seule chose qui ait du sens, c’est d’y retourner, et avant que vous ne vous en rendiez compte, vous êtes devenu photographe de guerre.
Pour les jeunes enthousiastes, les reporters sincères et expérimentés et les journalistes endurcis, la pratique de la photographie de guerre est reconnue comme une entreprise noble et prestigieuse. C’est valorisant, de prendre des risques pour un idéal plus élevé. C’était déjà le cas du temps de Capa, le grand-père glamour des photographes de guerres. Et, en réalité, il n’y a rien de honteux dans la noblesse du glamour – je l’apprécie moi aussi. Mais, durant les années pendant lesquelles j’ai pu observer cette culture, le glamour est devenu comme une paire de lunettes noires capable de masquer certains aspects peu reluisants de cette pratique et d’empêcher leur discussion. Et tous ces photographes travaillent sans jamais s’arrêter, dans ce milieu dur et sans pitié : personne n’a réellement le temps de prendre du recul.
Il se trouve que cette année-là, à Perpignan, Médecins sans frontières présentait une exposition expérimentale fabuleuse avec un spot pour décrire le travail qu’ils faisaient. Je plaisantais avec Ken en lui disant qu’ils pourraient faire le même à propos du traitement des photographes qui semblaient tous souffrir du syndrome de stress post-traumatique. J’interrogeais ceux que je rencontrais sur leur expérience de la violence et ce que ça leur faisait de rentrer chez eux. Tim disait que ça ne lui posait pas vraiment problème, mais je suspecte que lui, comme tant d’autres, éprouvait des difficultés à composer avec ce qu’il avait vu. Je me rappelle qu’Ami Vitale m’avait dit que quand elle rentrait chez elle, des images de violence pouvaient parfois survenir d’un seul coup alors qu’elle était en train de se brosser les dents. Soyons réalistes, quand c’est votre travail de VOIR les actes horrifiques de l’humanité, vous en êtes forcément touché. Et pour obtenir le cliché pour lequel un éditeur est prêt à vous payer, vous allez devenir vraiment vulnérable. Et pour aller dehors en étant aussi vulnérable, vous devez faire le pacte avec vous-même que vous êtes prêt à mourir, à accepter le danger. Et quand vous revenez, vous devez faire face à vos démons seul parce que le soutien pour les journalistes souffrant du syndrome post-traumatique est très rare.
Il y a là une énorme ironie, cependant. La raison que la plupart de ces journalistes donnent pour aller sur les zones de conflit est qu’ils veulent ramener ces reportages pour que ceux qui sont restés chez eux aient envie de faire quelque chose pour stopper cette violence. Les médias payent et publient ce qui se vend : les absurdités des célébrités et les images d’horreur. Ce qui veut dire que tous, en restant tranquillement à la maison, nous sommes complices en envoyant ces hommes et femmes vers le danger. Et pourtant, nous sommes tous tellement saturés par l’exposition médiatique que nous ne sommes pas poussés à faire quoi que ce soit. Nous sommes fascinés par l’horreur, le choc qu’elle nous procure, mais peu d’entre nous agissent réellement pour arrêter cette violence. D’une étrange façon, l’horreur de la guerre et les dernières bouffonneries d’une star de la téléréalité se confondent dans la même unique masse confuse. Et en réalité, que pourrait-on faire ? La guerre a été une constante de l’histoire de l’humanité pendant des millénaires. Malheureusement, les photographies pourraient atténuer le cauchemar de la guerre mais elles n’arrêteront pas les conflits en cours ou n’empêcheront pas qu’il y en ait d’autres dans le futur. En réalité, elles deviennent l’enregistrement de notre temps sur terre et je pense qu’elles servent de repères et de miroirs aux gouvernements et à leurs soutiens industriels ou financiers pour ne pas laisser les choses leur échapper trop visiblement.
Don McCullin s’est assis dans notre salon, il y a quelques années, pour parler en détail de sa carrière comme photographe de guerre. Il a souffert pendant des années du trauma d’avoir suivi les conflits à travers le monde : Congo, Chypre, Israël, Égypte, Vietnam, Biafra, Guatemala, Pakistan, et ainsi de suite, pour faire des reportages sur les guerres et la violence de sa génération. Il nous a dit à la fin que ça avait été une perte de temps parce que les images qu’il avait prises n’avait pas changé quoi que ce soit. Dans son livre Unreasonable Behavior (Comportement déraisonnable), il concluait avec ces mots sur la bataille de Hue : « Ces hommes qui mourraient, et ceux qui étaient mutilés à vie, traversaient tout cela, et c’était complètement futile, comme toutes les guerres le sont. Sans bénéfice, sans perspective, sans joie. Je me rappelle qu’il y avait une rue à Da Nang qui s’appelait la rue sans joie. Ils auraient pu donner ce nom au pays tout entier. »
À vrai dire, Don avait tort. Ses images ainsi que celles d’autres grands qui sont revenus du Vietnam ont poussé une génération à s’opposer au gouvernement. Elles ont eu un rôle pour mettre un terme à cette farce. C’était une exception, qui arrivait à une époque exceptionnelle, mais c’est le résultat que beaucoup espèrent voir advenir à nouveau. Peter Magubane et ses pairs furent aussi des instruments qui ont contribué à la fin de l’Apartheid en Afrique du Sud. Quand le Bang Bang Club fit son entrée retardée dans le processus, le système raciste était déjà largement affaibli, alors même si ce groupe a accompli un enregistrement crucial, il n’est pas sûr que les images du Club aient eu un rôle essentiel pour faire disparaître l’Apartheid. Nous devons réellement nous demander : est-ce que des hommes de valeur comme Tim, Chris Hondros, ou Joao Silva doivent vraiment se trouver à l’extrême limite de la ligne de front où tonne l’artillerie lourde, sans couverture militaire, comme le jour ou Tim et Chris sont morts ? Vous devez vous demander, même si beaucoup de ces hommes travaillent en free-lance, si quelqu’un dans l’industrie ne devrait pas prendre ses responsabilités pour empêcher la prise de risques excessifs ? Qu’est-ce qui définit un risque excessif ?
Le texte de Kuwayama, mentionné plus haut, souligne que l’industrie n’est pas seulement négligente envers ses journalistes, mais complètement irresponsable concernant les importants « fixeurs » qui sont la clé pour faire un reportage : Ces gens constituent une force de travail énorme, peu connue ou documentée, dont l’industrie est dépendante à 100%. Ils supportent les plus grands dangers, et presque invariablement, en paient le prix le plus élevé… Je n’ai toujours pas trouvé une structure d’information avec une politique claire et sans équivoque sur ce qu’elle va faire dans le pire des cas – quand les gens qu’elle emploie sont tués, blessées ou enlevés. Je ne pense pas que ce soit un hasard. Tant que cette aberration ne sera pas dénoncée, d’autres personnes disparaîtront dans cette zone d’indifférence.
Quand la photographe Lori Grinker nous a prévenu par e-mail que Tim et Chris avaient été blessés à Misrata, Ken et moi étions affolés. Nous avons échangé avec Lori ce matin-là pour envoyer des dons à un collecteur de fond pour The Dart Society, organisme qui se consacre à répondre aux problèmes et accidents touchant les reporters de guerre. Nous ne connaissions pas Chris, mais nous avons tout de suite évoqué nos souvenirs de la visite de Tim à Berkeley, quand il était passé chez nous. Nous avions parlé de tout, et bien sûr des atrocités de la guerre, des difficultés soulevées pour faire ce travail et le publier. J’avais organisé une projection de son film à propos du Liberia, « An Uncivil War » (Une guerre incivile). Il s’opposait véhément à la guerre et voulait vraiment rendre le monde moins violent en aidant les gens à voir et comprendre le coût et les pertes engendrés. C’était un homme d’un engagement total.
Il est bien plus troublant pour moi de penser que le cycle médiatique actuel perpétue la culture et le culte de la guerre parmi les militaires et les journalistes. Peu importe ce que peut être l’intention d’un photographe, les jeunes voient toujours les images de guerre comme un moyen d’attirer à eux une reconnaissance, un statut, et les militaires comme une voie pour apprendre à être des hommes et à donner un sens à leur vie.
Alors que je pensais à Tim, je pris en main son livre, Infidel (Infidèle). Il est conçu pour ressembler à une Bible, et donner la même impression tactile, et je suis sûre que son titre et son design sont des symboles qui peuvent être discutés à l’infini. L’idée était d’illustrer les multiples facettes du monde d’un soldat sur le terrain, mais honnêtement, on trouvera plus de complexité en analysant une tâche de Rorschach. D’un certain côté, c’est une manière impressionnante de ramener chez nous toute l’intensité et la souffrance que nous demandons à nos jeunes soldats et la culture vibrante et animée qu’ils mettent en place dans des avant-postes désertiques. Bien qu’il semble sacrilège de dire cela alors que les gens portent le deuil sincère de cet homme radieux, on pourrait parfaitement le prendre comme un livre de souvenirs de Camp Rambo. Il pourrait très bien servir par devers lui d’outil de recrutement pour des jeunes à travers l’Amérique. Je sais que ce n’est pas ce que tu voulais, Tim, mais c’est comme ça que mon frère le lirait, et il n’est pas unique en son genre.
La guerre est troublante. Le reportage de guerre l’est également. Existe-t-il une manière saine de rendre compte de l’insanité ? »
Melanie Light