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Masahisa Fukase, habitant du deuil

L’ouvrage culte The Solitude of Ravens est réédité chez Mack. Consacré à la figure du corbeau, la série du photographe japonais est un cri qui dit la douleur d’un deuil impossible.

Comme le prisonnier d’un passé qui ne passe pas. Comme un passant qui ne parvient jamais au bout de son trajet. Comme une âme solitaire condamnée à errer parmi des âmes grégaires et les regarde avec le hurlement muet d’une indicible souffrance.

Il y a dans le dédale de Masahisa Fukase un sublime qui confine à l’art de la sépulture. « J’ai joué en suivant mes sombres amis », confie-t-il en novembre 1976 et il ajoute : « Je suis devenu un corbeau avec un appareil photo »[1]. Fukase est alors en pleine période de production de son chef d’œuvre : The Solitude of Ravens. Publié dans une première version en 1984, l’ouvrage est vite devenu incontournable dans l’histoire de la photographie. Il est le fruit d’un aveu : l’état de deuil permanent dans lequel semble être plongé le photographe quand il jette son œil sur le monde et sa tentative, puissante, de le magnifier.

Etoiles noires

La première photographie qui vous cueille quand vous ouvrez le livre est le gros plan d’un corbeau qui lève la patte vers son bec, comme s’il vous adressait une révérence ou un signe et qu’il vous invitait à tourner les pages du livre. Tournez-les, ces pages, et vous ne quitterez jamais le volatil qui reviendra sans cesse, qui s’absentera sur certaines photographies pour mieux y retourner ensuite, en habitant des lieux qui vous darde de son œil mystérieux et de son envol soudain.

Masahisa Fukase est obsédé par l’oiseau. Il l’immortalise de près, de loin, seul, en groupe. Il le surprend dans la nuit, perché en haut d’un arbre avec les yeux rendus luisants par son flash. Il photographie une nuée qui fragmente un ciel et forme comme une voie lactée d’étoiles noires. Il montre la trace des pattes sur la neige et ces traces rappellent les étoiles noires qui dansent dans un ciel laiteux. Avec ce travail en noir-et-blanc, tantôt proche du flou, tantôt très net, tantôt empli de grains, tantôt avec la précision d’un chirurgien, la robe nocturne du corbeau tranche dans les paysages enneigés, dans les décors urbains, au fond des bois. Il se distingue par sa forme et sa couleur. Il se promène en présence étrange, mystique. Il est un peu partout, un peu nulle-part, au gré des pages du livre comme autant de pas sur le chemin du photographe. Un peu partout, un  peu nulle-part comme la douleur d’un deuil qui vient puis repart sans jamais partir pour de bon.

Les cheveux qui virevoltent

Comme elle, le corbeau poursuit le promeneur solitaire Fukase. Il se pose où il veut. Sur les câbles électriques, les branches, les toits des maisons.  Même quand l’oiseau s’absente de l’image, il semble être là. Quand le photographe saisit une route vide qui se perd à l’horizon bordée par des champs, les plantes qui peuplent les champs ressemblent aux ailes éparpillées des corbeaux dans le ciel. Quand le photographe fixe l’image de deux jeunes femmes qui regardent la mer et sont secouées par une bourrasque de vent, les cheveux qui virevoltent évoquent les plumes qui s’agitent en plein vol. On  cherche l’oiseau noir en haut des branches d’une touffe d’arbres au bord d’un quartier résidentiel au moment où la nuit tombe et même si on ne le trouve pas sur cette photographie, on le voit peut-être encore mieux. Quand Fukase prend un groupe de mouettes au bord de la mer, nous pensons indéniablement au corbeau.

Crieur du devoir

Son livre est une ode à cette figure. La figure d’un rôdeur qui nous rappelle à la mort. L’oiseau est le gardien des tombes. Arthur Rimbaud écrit dans son poème Les Corbeaux :

Par milliers, sur les champs de France
Où dorment des morts d’avant-hier
Tournoyez, n’est-ce pas l’hiver
Pour que chaque passant repense !
Sois donc le crieur du devoir,
Ô notre funèbre oiseau noir !

Le crieur du devoir qui nous confronte, aussi, aux fantômes du passé. Il y a dans les photographies de The Solitude of Ravens un indubitable lien avec l’histoire de son pays et ses événements tragiques. Quand Fukase attrape le fragment d’un avion de ligne vu d’en dessous ou quand il photographie les ombres sur le sol d’un groupe de corbeaux en plein vol, nous pensons à l’aviation japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Œuvre de morts en série, la stratégie militaire du pays à cette époque consistait en des suicides de pilotes, les célèbres kamikazes. Ce sont aussi les bombardements américains qui ont fait tant de disparus et bien sûr d’abord et avant tout ceux des bombes atomiques lâchées sur Hiroshima et Nagasaki. Le corbeau de Fukase devient alors le symbole de cette violence mortifère qui jalonne l’histoire du Japon : l’envahissement de la Chine, l’art des samouraïs, le célèbre harakiri…Sur une photographie, un clochard est assis au milieu d’un terrain vague de détritus. Il fait penser à un pilote ahuri qui vient de survivre au crash de son avion et l’océan de déchets qui l’entourent aux débris de l’appareil. Comme lui, Fukase vient de vivre la violence d’un coup qui a tout détruit autour de lui et qui le laisse hagard, sonné, comme dans un autre monde.

« Jamais plus »

Ce monde est celui d’un être humain qui crie de douleur après la chute qu’il vient de subir alors qu’il était en train de planer dans les airs. Il y a dans cette photographie du clochard l’individu frappé d’un effondrement après une échappée aérienne, frappé par le spleen après avoir connu l’ivresse d’un idéal. Et ce spleen trouve son meilleur ami dans le corbeau, incarnation de la mélancolie. Dans le célèbre poème d’Edgar Poe, l’animal ne dit-il pas « jamais plus » ? Son seul mot est d’affirmer ce que le narrateur ne veut pas entendre : le temps qui passe, la perte, la perte de l’être aimé et sa propre perte. Chez Fukase, le corbeau semble être le visage de ce deuil permanent. Il est l’acceptation visuel de ce que le photographe ne parvient pas à accepter et sans doute surtout le témoignage de son intime disparition. En guerre ouverte contre l’impossible, l’artiste tente de fixer ce qui est voué à bouger, essaye de fossiliser le mouvement et transformer le passé. Il dit peut-être ainsi ce que tout être humain peut ressentir : l’indignation de périr, le sentiment d’être offensé par la condition humaine qui oblige à perdre un jour.

Dans la série une photographie le hurle. Il s’agit d’une vue sur l’océan où il n’y a personne. Pas un bateau, pas un nageur. Pas un corbeau non plus. Mais il y a de la brume. Une brume, d’ailleurs, qui ne quitte jamais vraiment les photographies de l’ouvrage. Cette brume donne l’impression qu’une fumée s’échappe de la surface agitée de l’eau, que la mer est en train de brûler. Elle fait penser à la terre cendrée d’un volcan, totem de toutes les peurs au Japon où le mont Fuji menace toujours de se réveiller et ensevelir tout ce que les habitants ont construit. Cette photographie ressemble aussi à l’ultime toile peinte par Vincent Van Gogh et qui s’intitule Champ de blé aux corbeaux. Tiens donc, revoilà le volatil… A propos de ce tableau, Antonin Artaud écrit dans Van Gogh le suicidé de la société : « Riche, somptueux et calme tableau. Digne accompagnement à la mort ».

Tel pourrait être le préambule de The Solitude of Ravens.

Jean-Baptiste Gauvin

Jean-Baptiste Gauvin est un journaliste, auteur et metteur en scène qui vit et travaille à Paris.

 

Masahisa Fukase, Ravens
Republié par Mack
80.00 €, 75.00 £, 85.00 $

http://www.mackbooks.co.uk/

[1] Camera Mainichi , November 1976, Mainichi Shimbunsha, in Solitude from Tomo Kosuga in Ravens, Mack, 2017.

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