Son père, Henri Bureau, est une légende du photojournalisme. Depuis plus de vingt ans, il a communiqué sa passion à son fils, Martin. Martin travaille à l’AFP. Il a couvert d’une façon exceptionnelle les bouleversements en Tunisie. Il raconte.
“Tout s’est passé si vite ! On n’avait pas vu venir le coup. Jeudi soir, le président Ben Ali donne une allocution télévisée au cours de laquelle il annonce qu’il ne se représentera pas en 2014 espérant ainsi calmer les esprits des tunisiens révoltés après la mort de l’un des leurs le 4 janvier dernier. Mohamed Bouazizi, un vendeur de rue de Sidi Bouzid, désespéré et révolté après la confiscation de ses biens, s’immole et décède des suites de ses blessures. Symbole de l’injustice de la dictature de Ben Ali, sa mort sera le point de départ de la révolution du peuple tunisien et sonnera la fin des 23 ans de règne du dictateur.
La décision de m’envoyer en renfort est prise dès le vendredi soir. Ben Ali qui a régné d’une main de fer depuis 23 ans sur la Tunisie, a en l’espace d’une journée, quitté le pouvoir et fuit avec les siens. L’impensable vient de se produire. L’Etat d’urgence est décrété et un couvre-feu est instauré. Un vol est encore disponible le samedi matin à 9H malgré la fermeture de l’espace aérien. Après une journée passée à Orly, je fini par décoller en fin de journée pour l’aéroport de Tunis-Carthage. Après confiscation de mon matériel à la douane, et bloqué à l’aéroport tunisien par le couvre-feu, je passe la nuit sur le confortable marbre du hall des arrivées au milieu de trois hommes qui ne ronflent pas, mais qui « tronçonnent » toute la nuit !
Dès la levée du couvre feu à 8H, je saute dans un taxi pour gagner le centre ville et rejoindre mes collègues. Sur la place du 7 Novembre au bout de l’avenue Bourguiba, un char de l’armée monte la garde. A chaque coin de rues qui bordent cette avenue, des policiers tout en noir, la matraque à la main me dévisagent au fur et à mesure que je remonte l’allée en direction de l’hôtel « l’Africa ». L’atmosphère est tendue. Dans le hall, je retrouve mes confrères, la plupart sont des amis. Les visages sont fermés, les yeux rouges, l’air grave, l’ambiance est pesante…
Lucas Mebrouk-Dolega, notre confrère photographe de l’agence EPA, est entre la vie et la mort à l’hôpital de Tunis. Lors des manifestations de la veille, il a été blessé à la tempe, par un tir de grenade lacrymogène à bout portant. Il a perdu l’œil gauche, et a été plongé dans le coma. Malheureusement, il ne se réveillera pas. Il meurt à 32 ans.
Après quelques coups de fils bien placés, je parviens à récupérer mes appareils en gardiennage aux douanes. Au retour de l’aéroport, j’aperçois ce portrait géant de Ben Ali tendu sur un immeuble. Il a été soigneusement décroché de façon à ce qu’on ne voit plus le visage du tyran.
Couvre feu à 17h, dès 15H, l’avenue Bourguiba se vide pour la nuit.
Coincé de fait à l’hôtel, une fusillade éclate au pied de l’hôtel entre les soldats en faction sur l’avenue et un ennemi invisible ; surement des miliciens en fuite après l’exil de leur chef. Durant près de deux heures des échanges de tirs se font entendre dans tout le quartier. Le téléphone de la chambre sonne : « c’est la réception, vous pourriez fermer votre fenêtre ? ». Désolé.
Lundi, l’étau se desserre dans la rue. Les soldats qui refusaient notre présence, acceptent qu’on les photographie à bonne distance. Les policiers postés non loin se font toujours aussi pressants.
Les gens vont et viennent sur l’artère principale et dès 11 heures se rassemblent pour manifester. Le contact avec les policiers ne tarde pas et les premières lacrymos pleuvent aussi vite que les coups de matraques. Mais rien n’y fera, le peuple est déterminé. Ils ont eu la tête de l’Etat, ils n’ont plus peur des gros bras du régime. Comme ils me l’expliquent : « cette révolution, c’est l’œuvre du peuple, seul, sans l’aide de personne. Nous sommes seuls, ni l’armée, ou même un parti politique ne nous a aidé. Nous en sommes fiers, personne ne pourra jamais nous l’enlever. »
Dans les rues, les soldats qui protègent les institutions, sont acclamés par les passants. Quelques jours auparavant, leur chef, le General Ammar a refusé d’exécuter l’ordre de Ben Ali de tirer sur la foule pour réprimer les manifestations. Ils font figure de héros et sont l’objet de toutes les bises.
Les manifestants quand à eux, défilent au pas de charge, au rythme si entrainant de l’hymne national. Au détour de chaque rue, le cortège gonfle un peu plus. Les yeux brillent, ce sont des larmes de bonheur et de soulagement, les sourires sont sur tous les visages, les langues parlent enfin, tout le monde veut s’exprimer. « France 24 ? » Non désolé, je travaille pour l’AFP. « C’est pas grave, bienvenue en Tunisie ! ».
Jour après jour, je prend mes repères dans la Medina. L’ambiance dans les manifestations se veut plus détendue au point de devenir bonne enfant. Les manifestants s’organisent, se ravitaillent au cours des manifestations, canalisent leurs propres débordements et se rapprochent inexorablement de l’armée. Les chars de l’avenue Bourguiba, des bouquets de roses au bout de leurs canons font figure de jardinières. Les soldats si distants à mon arrivée, posent désormais pour une photo avec des enfants dans les bras. En poste devant le siège de l’unique parti politique du pays, le RCD, je les surprends même à taper du doigt en rythme le long des gâchettes de leurs fusils alors que l’hymne tunisien est inlassablement entonné par les manifestants. C’est la révolution du jasmin, les militaires ont la fleur au fusil.
Samedi, alors qu’en début de semaine les policiers nous repoussaient à grands coups de matraques, ils nous embrassent presque sur la bouche. Ils ont tombé la veste, et arborent un ruban rouge au bras gauche…eux aussi manifestent, bientôt rejoints par les pompiers, la sécurité civile, les chauffeurs de taxi, les avocats…l’avenue Bourguiba se remplie une fois de plus, il n’y a maintenant plus d’obstacles à la révolution. Direction la Kasbah et le palais du gouvernement.
Les tunisiens sont de plus en plus bavards :
-« vous êtes journalistes ? »
-« oui »
-« continuez à parler de la Tunisie, c’est important pour nous. Merci. Vous faites du bon travail, mettez vos casques, et continuez à travailler ».
Je me tourne alors vers mes collègues du Parisien et d’AP, nous sommes émus. Nous les journalistes souvent pris à partie, nous sommes ici encouragés, soutenus…c’est tellement rare.
Au delà, des photos que j’ai pu prendre, j’ai vécu cette révolution tunisienne comme une expérience humaine extraordinaire et très émouvante. J’étais venu en 2008 à Tunis rencontrer des photographes, j’avais alors fait face à des gens muselés, méfiants, renfermés. J’ai trouvé la semaine dernière, un pays complètement différent ; j’ai retrouvé un peuple fier, conquérant, plein d’espoir et de sagesse, mais aussi respectueux de ces institutions et des acquis.
Le sentiment d’être un témoin de l’Histoire, n’avait jamais été aussi fort. Depuis mon retour l’hymne tunisien résonne encore et encore dans ma tête.
Je rêve maintenant du jour ou peut-être, quand le peuple tunisien aura pris son destin en main et aura élu son président pour la première fois, je raconterai à mes enfants comme le faisait mon père, une partie de cette Histoire, non pas comme la décrit les livres, mais comme je l’ai vécue…Inch Allah !
Martin Bureau