Hrair Sarkissian s’est penché en Turquie sur un sujet intime et tabou, celui des violences à l’égard des Arméniens et de leur conversion forcée à l’Islam au moment de la vague meurtrière de 1915. Depuis quelques années, certains se reconvertissent au christianisme , par amour ou vengeance, par revendication d’une identité bafouée ou par besoin de dissocier leur personnalité de cette douloureuse histoire. Près de 100 ans après les événements et malgré les pressions initiées par la communauté européenne, il est toujours illégal de parler de génocide et les discriminations sont âpres. Si quelques vaillants militants revendiquent leur origine arménienne, la plupart gardent cette identité cachée par crainte de représailles et par stratégie défensive à l’égard d’un Etat encore largement nationaliste.
« Unexposed » aborde cette tension entre le besoin de renouer avec un passé, une histoire, et le danger de l’exposer ouvertement. Les personnages comme leurs intérieurs sont enveloppés dans une obscurité pesante dont ne ressortent que les mains, aux rides et positions expressives, ou les silhouettes aux postures symboliques. Un homme est campé dans une embrasure, fermement agrippé à la poignée d’une porte ouvrant sur un environnement aussi sombre que celui dont il vient. La porte est un élément récurrent de la série, posant une réflexion sur l’espace privé et la sphère publique, sur l’intérieur et l’extérieur, sur la nécessité conflictuelle d’être à la fois intègre et anonyme. On cherche des indices d’intimité, même les plus insignifiants, mais l’ensemble reste d’une neutralité bouleversante : les espaces intérieurs sont épurés, les tables sobrement nappées, les couloirs dénudés, dans le meilleur des cas une photo de famille inidentifiable trône sur une télévision. Ce sont là autant de signes d’une fuite récente vers une nouvelle vie, à Istanbul, loin des racines et du danger de les revendiquer.
Le procédé est minimal : en éclairant une partie infime de ces héros déchus, le photographe ne révèle rien de leur identité mais tout de leur situation, du caractère asphyxiant de ce voile noir qui les dissimule. Il n’a que peu de temps pour la prise de vue, qui se déroule systématiquement à la fin d’une éprouvante rencontre au cours de laquelle chacun revit l’histoire de ses ancêtres. Il rencontre par hasard une femme qui a vécu dans le même village que son grand-père. Le contexte émotionnel dans lequel il se trouve jaillit des images dans un éclat d’empathie. Les tirages sont imposants, ils plongent largement cette section de l’immense salle de La Friche Belle de Mai dans l’obscurité malgré ses grands murs blancs. L’accrochage est dense, il rend l’expérience immersive et interdit tout recul. Une femme pleurait silencieusement le jour du vernissage. Car au-delà d’une réflexion sur l’ambiguité de la laïcité en Turquie, ou valeurs libérales se heurtent a méfiance religieuse, Hrair Sarkissian fait ressortir les histoires contenues, les souvenirs refoulés, les non-dits et les silences de chacun.
Laurence Cornet
EXPOSITION
“Ici, ailleurs”
Du 12 janvier au 31 mars 2013
La Friche la Belle de mai
41 rue Jobin
13003 Marseille
France
Tél. : +33 (0)4 95 04 95 04