Le rendez-vous se passe dans les bureaux de Mk2. A l’accueil, trois affiches de cinéma illustrent bien le goût éclectique de Marin Karmitz : Abbas Kiarostami, Olivier Assayas et Charlie Chaplin.
Au mur de son bureau, une série de photographie noir et blanc de mains par Christian Boltanski. Elles semblent applaudir. On pourrait aussi penser à un envol de papillons blancs. Au sol, un Diane Arbus représente un homme en imperméable tenant son chapeau devant son cœur, comme pour le cacher. Derrière son bureau, un grand portrait gris par Patrick Faigenbaum. Un groupe de tirages de la série Passengers du réalisateur culte Chris Marker, présenté à Arles en 2010, trône au fond de la pièce. La série représente des femmes dans le métro, endormies sur leurs sièges, photographiées par Marker lorsqu’il se rendait à ses séances de chimiothérapie. En face, sur une cimaise, une photographie par Kiaorostami : Un couple s’imprègnent d’une toile de Georges Leroux intitulé « Dans la grande galerie du musée du Louvre, 1954 » réalisée au Musée du Louvre! Quelques effets vestimentaires des touristes font écho à ceux portés par les personnages dans le tableau. Le traitement des couleurs renforce l’effet miroir : On ne sait plus où commence la photo, où s’arrête la peinture.
Marin Karmitz arrive à ce moment là et m’explique que le projet de Kiarostami est en cours. L’objet que nous regardons n’est qu’une esquisse de l’œuvre finale. Il me parle de discussion avec l’artiste sur le cadrage, les effets de texture (la photo est imprimée sur toile). C’est un « work in progress », mais l’idée est là. Et l’anticipation de voir aboutir l’œuvre de l’artiste iranien, qu’il suit au cinéma et dans l’art de fixer l’image, l’anime.
Depuis combien de temps collectionnez-vous?
Depuis une quinzaine d’années.
Quel a été votre premier coup de cœur?
Une photo de Gotthard Schuh, le fameux mineur (1937). J’ai rencontré ce mineur grâce à Christian Caujolle. Depuis j’ai acheté beaucoup d’autres œuvres de Gotthard Schuh.
Est-ce que vous avez une photo fétiche? Un talisman?
Non, parce que je vis avec mes photos. Je les salue tous les matins. Et suivant mon humeur, je passe plus de temps avec l’une ou avec l’autre.
Quelle est la photo la plus ancienne dans votre collection?
Je pense que ce sont des portraits de Witkiewicz de 1912.
Combien d’œuvres achetez vous par an?
Par an, je ne sais pas. Cela peut prendre des mois avant que je ne trouve une œuvre dont je tombe amoureux. Et il peut y en avoir plusieurs dans la même journée.
J’ai lu que vous vous étiez fixé un budget de 1000 euros par œuvre? Est-ce que c’est encore possible aujourd’hui?
Non, on ne peut plus tenir un budget de 1000 euros par œuvre. Par contre je me fixe des maximums, ce qui m’oblige à chercher les coups de cœur et à essayer de les trouver à des prix raisonnables.
Est-ce qu’il y a des critères pour qu’une photographie entre dans votre collection? Est-ce que vous développé un thème particulier?
J’ai découvert en faisant mon exposition à Arles (en 2010), où je me suis posé cette question : Pourquoi j’avais choisi ces photos, pourquoi mon émotion, mon regard m’avait porté vers les photos que j’exposais? Et je me suis rendu compte qu’en fait c’était « moi » le thème principal et que c’était un exercice d’auto-analyse, un peu sauvage, mais agréable.
Et dans cette auto-analyse, est-ce que les regards des photographes se confrontent-ils ou se rejoignent-ils?
Ils font les deux en même temps. Ce qui m’intéresse, c’est la confrontation des photos entre elles, c’est leur capacité de parler ensemble. Et en même temps, ce qui unifie, ce qui fait le chemin, c’est moi, c’est mon histoire.
Est ce la photo vous aide a comprendre le réel ou a le dépasser?
Ce que j’aime dans la photo, c’est le dépassement du réel, de partir du réel pour le dépasser et j’aime ça dans toutes les œuvres d’art. Je pense que l’élément principal de la création c’est la capacité de transformer le réel. Et du coup, non pas de le faire comprendre, mais de me donner la possibilité d’y apporter mon interprétation. C’est à dire un univers suffisamment ouvert pour me permettre d’y apporter mes rêves, mes intuitions, mes émotions.
Favorisez vous la photographie artistique, où le geste mécanique de l’appareil n’est qu’une étape dans le processus créatif, ou est-ce que vous pouvez être ému par la photographie document, qui va au-delà de l’instant anecdotique?
C’est les deux. Prenons un exemple d’une photo que je trouve très touchante dans le geste non technique absolu : les photos de Miroslav Tichy. J’aime beaucoup les photos de Tichy. J’aime son regard sur les femmes, les obsessions qu’il développe. De façon évidente, il n’y a plus de technique puisqu’il a bricolé lui-même son appareil. Ce qui est important c’est la capacité de transformer la réalité. Donc peu importe les pistes. La technique ce n’est pas grave, ce n’est pas important.
Est-ce qu’il y a un procédé de tirage que vous préférez?
Non plus. On voit la différence entre un bon tirage et un mauvais tirage. Pour moi un bon tirage c’est l’émotion qui est sauvegardée. Un mauvais tirage c’est, vous savez en sculpture très souvent, les moulages posthumes sont des bronzes bouchés, des bronzes où les détails, la finesse, les arrières fontes disparaissent. J’aime quand on retrouve le détail.
Est-ce qu’il y a des rendez-vous incontournables, comme des foires de photographies que vous ne manquez jamais?
Paris Photo pour moi est devenu incontournable. Je ne vais pas dans les autres foires photographiques. Et il y a les Rendez-Vous d’Arles, et les endroits où je me rends pour voir des expositions de photos, pour découvrir.
Est-ce que vous avez des conseillers? Est-ce que vous arrivez encore à choisir, décider d’une acquisition de manière totalement indépendante, sans être influencé par un marchand, un conseiller ou un critique d’art?
J’ai toujours été conseillé, pour mes films, pour mes tableaux. Pour la photo, je n’ai pas un conseiller mais quelqu’un qui est un passeur et qui est Christian Caujolle. J’ai besoin de parler de l’histoire de la photographie. Il a beaucoup plus de connaissance que moi dans ce domaine. Donc c’est plutôt un professeur qu’un conseiller.
Vous avez dit dans un entretien en 2010 (ndlr Ciné-Fils) que « les collectionneurs sont des gens égoïstes » parce qu’ils collectionnent pour eux-mêmes. Or, vous avez exposé une partie de votre collection à Arles. Est-ce qu’il était difficile de vous séparer des œuvres le temps du festival?
Comme je vis avec mes œuvres, j’ai toujours du mal à les quitter. Si ce n’est qu’il y a toujours quelque chose d’intéressant : Quand elles reviennent, il faut les refaire dialoguer entre elles. J’accorde beaucoup d’importance à l’accrochage, parce qu’il permet de redécouvrir les œuvres, de les voir autrement. Et ça c’est vraiment un moment très émouvant.
Qu’avez vous retenu de cette expérience? Est-ce qu’il y a eu des réactions particulières du public face à votre œil, à vos choix?
C’était pour moi une expérience vraiment passionnante, d’abord parce que ça m’a amené à essayer de comprendre pourquoi j’avais acheté ces photos-là et d’essayer d’en lire une unité éventuelle ou un lien qui ne me semblait pas évident. Et surtout ce qui m’a beaucoup passionné, c’était de mettre en scène cette exposition. J’ai retrouvé là le plaisir que j’avais quand j’étais metteur en scène. J’ai éprouvé la même envie de travailler sur ce matériau que quand je travaillais avec des acteurs. Je crois aux expositions mises en scène. J’avais quelque chose à raconter à partir de ces œuvres et uniquement à partir de ces œuvres, en les respectant. J’ai donc essayé de les respecter tout en les mettant en scène et de donner un point de vue. Du coup, le regard des spectateurs était extraordinaire. Les retours que j’ai eu sur l’exposition sont incroyables, dans le monde entier. Les gens m’en parlent encore. Je pense que ça a été pour eux un choc. J’ai respecté le lieu (l’Eglise des Frères Prêcheurs), j’ai respecté les œuvres, et je crois que ça été utile pour les artistes.
Est-ce qu’il vous arrive de donner des conseils à d’apprentis collectionneurs?
Non, je pense qu’il n’y a rien de pire que les conseils. Il faut apprendre à regarder. Il faut se laisser conduire par l’émotion, mais l’émotion ce n’est pas suffisant. Il faut l’apprentissage du regard. On apprend à regarder comme on apprend à lire. Et il faut pouvoir passer de la Comtesse de Ségur à Joyce. Ca n’arrive pas du jour au lendemain.
Quelle est la dernière fois que vous avez été étonné par une œuvre photographique?
Je suis souvent étonné. J’ai été étonné par une jeune photographe à Arles, qui est Dorothée Smith. J’ai été étonné par une autre jeune photographe qui fait un travail absolument incroyable et totalement inconnu, qui en est à son deuxième tome. Dans le premier volume elle a pris des photos d’elle et de sa famille quand elle était petite. Ce sont des photos de son enfance. Et elle a travaillé avec des broderies sur ces photos. Elle s’appelle Carolle Benitah (« Féminité sans tabou » présenté à la Galerie Esther Woerdehoff). Je suis tombé raide quand j’ai vu ça. Et donc j’ai acheté son premier et son second. Je dois être son premier collectionneur. Son travail est formidable. C’est très fort et très fin en même temps.
Sinon, j’ai vu un ensemble de photos d’un photographe que j’aime énormément. Et je me posais une question : Est-ce que c’est un photographe ou simplement un témoin de son temps? C’est Roman Vishniac. C’est un formidable photographe, témoin de son temps, mais qui a été bouffé par le fait qu’on en n’ait fait qu’un témoin, et qu’on a pas regardé sa dimension de photographe. Et c’est formidable. Chez son marchand à New York, j’ai découvert des photos qu’il avait faites à Berlin, tout à fait différentes de celles qu’on connaît, qui étaient publiées dans son livre (d’ailleurs épuisé). Et c’est passionnant.
Est-ce qu’il vous est arrive de rendre une œuvre?
Je crois que ça m’est arrivé une fois. C’était un portrait de quelqu’un que je connaissais. Et je n’ai plus eu envie d’avoir le portrait de cette personne sous les yeux. Donc je l’ai rendu. Le portrait était très beau, mais je l’ai rendu.
On dit toujours que le marché de la photographie est très jeune pour excuser le retard français alors qu’aux Etats-Unis la photographie s’est développée considérablement depuis quarante ans. Comment expliquez vous ce décalage?
Je suis perplexe parce que j’ai découvert en France des photographes du monde entier. Et aux Etats Unis, globalement, on ne vend que des photographes américains. Et ça me gène énormément. Si c’est ça être développé, pour moi ce n’est pas le cas. Ce qui moi m’intéresse dans la photo, c’est sa diversité, son universalité, et c’est l’extrême richesse de l’existence des photographes de pays très différents, de très grande valeur et qu’on ne connait pas. Et quand on parle aux marchands américains, aux critiques américains, et bien ils ne les connaissent pas, et il ne les publient pas. Ces photographes là sont publiés par Steidl ou par Delpire.
Est-ce que vous favoriser un système de mécénat à l’américaine, ou les collectionneurs soutiennent les musées en leur cédant des œuvres contre des allègement fiscaux?
Sur le plan fiscal des œuvres d’art en France on est très favorisé.
Et pour la photographie?
Sur la photographie un peu moins étant donné le rôle très important que joue l’Etat, mais qu’il ne remplit pas. On est très en retard. On voit bien que les fonds qui ont été donnés à l’Etat par certains photographes sont malmenés, que la photo est peu montrée. On a à Paris peu d’endroits pour montrer des photos. Beaubourg montre peu son fonds, qui je pense est tout de même admirable. Il y a le Jeu de Paume : c’est quelques expositions par an, plutôt de photographes généralement mondialement reconnues. A l’inverse, il n’y a pas d’expositions de photographes français aux Etats-Unis. Et puis il y a la Maison Européenne de la Photographie (MEP). Et après il n’y a pas grand-chose… Il y a Arles.
Est-ce que vous pensez qu’il faudrait un autre musée?
Non, je ne crois pas aux musées. Je crois aux lieux. Je pense qu’il manque de lieux pour montrer de l’art. En mélangeant d’ailleurs la photo, la peinture, etc… Mais le tout dans un certain regard. Ce n’est pas le marché aux puces. Le musée c’est déjà une structure très particulière, très grande, avec des fonds, avec des moyens spécifiques.
Quel place prend le livre photo dans votre collection?
Je ne collectionne pas vraiment les livres, mais je m’en sers comme référence. C’est intéressant parce que c’est là où on voit la diversité de l’œuvre. C’est là où je peux comprendre comment a fonctionné un artiste, comment il est passé d’une époque à une autre, d’une thématique à une autre, du rapport du noir et blanc à la couleur, ou d’une transformation dans le noir et blanc. D’autant plus que ce sont souvent des très beaux livres.
Est-ce que vous vous arrêterez un jour de collectionner la photographie?
J’espère que non, par ce que j’y éprouve beaucoup de plaisir. Ca me fait vraiment rêver. Chaque photo à une histoire qui me permet de développer d’autres histoires.
Est-ce que vous pouvez imaginer un scénario entre toutes les photographies de votre collection? Un film?
Un film, non. Mais un scénario où je puisse raconter ma vie à travers les photos, oui.
Vous avez transmis votre société MK2 à un de vos fils. Quel avenir avez vous prévu pour votre collection?
Vous savez, je vis dans l’instant. Je suis un immigré. Je suis arrivé en France en 1947. J’ai un grand souci de transmission, mais de transmission du savoir, de transmission d’une entreprise, parce qu’il y a des gens qui travaillent, parce que c’est un lieu social. Mais la transmission des biens m’importe peu. Ce que je souhaite simplement, c’est que toutes ces œuvres soient très respectées.
Vous n’avez pas de désir que cela reste ensemble et ne soit pas dispersé?
C’est une collection très personnelle. C’est à dire que c’est « moi ». Finalement je me suis rendu compte que c’était un autoportrait. Donc, est-ce qu’il y a des gens qui auront envie de vivre avec un autoportrait de quelqu’un d’autre? Je ne suis pas sur. Chaque œuvre en elle-même a sa propre valeur, donc elles peuvent toutes être dispersées. Je n’ai pas de fétichisme à ce niveau là. Je n’ai pas envie de monument « à la mémoire de ».
Est-ce que vos fils s’intéressent à la photographie?
Parmi les deux, il y’en a un qui aime beaucoup plus la photographie. Il a même fait une école de photo et il a une grande passion.
Est-ce qu’il collectionne aussi?
Il n’a pas beaucoup de moyens. Mais à chaque fois que je lui offre une photo, elle est chez lui. Il vit avec en tout cas. Il a un très beau regard. Il faisait d’ailleurs de très belles photos.
Il y a donc une transmission en quelque sorte?
La transmission de l’apprentissage du regard. Ca oui. J’ai essayé de lui apprendre à regarder. C’est très long. Je sais que j’ai mis beaucoup de temps, malgré ma connaissance d’opérateur. Je sais ce que c’est de développer. J’ai passé des heures et des heures dans des chambres noires, dans les laboratoires de recherche de Ferannia, de Kodak, d’Agfa dans les années 1950. Mais malgré tout, j’ai été obligé d’apprendre à regarder la création photographique et de l’inscrire dans une histoire. Il y a quand même beaucoup de gens qui font de la photo, de jeunes photographes, beaucoup de jeunes artistes, qui font des choses en ne se rendant pas compte que cela a déjà été fait cinquante ans avant eux, et qu’il le font moins bien. Et il y a un moment il faut aussi qu’on puisse dire : « Eh bien non, faites mieux. Ce n’est pas grave. Si vous vous inspirez de ça, inspirez vous de ça, mais faites mieux. Travaillez. »
Christophe Lunn