Natten (nuit en suédois) est un livre âpre et poignant sur le deuil et l’inévitable transformation de soi qu’il engendre. Témoin de la mort prématurée de son frère alcoolique, la française Margot Wallard tente mettre en perspective cette expérience d’une violence inouïe en disséquant toute les émotions complexes qui la traversent. Comment tolérer cette perte qui la dépouille d’une partie d’elle-même ? Comment résister à ce déchirement intérieur face à l’irruption d’une vérité inacceptable ? Au risque de voir le récit de sa vie rester à jamais incomplet, la photographe doit trouver une issue créatrice à sa souffrance ; extraire du noyau même de sa peine, une matière neuve qui atteste de son existence singulière. Elle fait de la nuit un espace privilégié où se joue l’émergence d’un regard pacifié.
L’obscurité et le silence rendent palpables les mille petites ramifications de son chagrin. La douleur devient le médium par lequel elle accède à nouveau au monde. Il lui faut un endroit assez vaste pour abriter ses colères, assez secret pour panser ses plaies et faire taire son vacarme intérieur. Elle décide de s’installer avec son compagnon le photographe JH Engstrom dans un hameau isolé de l’Ouest de la Suède. Avec ses immenses forêts de bouleaux et de sapins parsemées de lacs glacés et ses clairières de mousses, le Värmland sera sa « terra incognita ». Dans une tentative désespérée pour tenir à la lisière un esprit qui ne cesse de se disloquer, de s’éparpiller, Margot Wallard retourne l’objectif vers elle-même, consignant sur la pellicule tous les glissements et les faux pas qui jalonnent ce lent retour à la vie. Jour après jour, elle se débat avec la poisse humide des souvenirs.
Dans le ventre sauvage de la forêt se déroule une guerre silencieuse qui n’en finit pas. Un désordre de résine et de chair, de sang et de terre. De son corps à la fois vulnérable et puissant, elle fait un champ de bataille ou un chant d’adieu. Elle collecte des feuilles, des pierres, des cadavres d’animaux, des insectes morts de façon quasi-obsessionnelle comme d’autres noircissent les pages d’un journal intime. De retour chez elle, elle examine ce singulier butin et scanne les plus belles pièces. Documenter la réalité dans sa forme la plus pure, la plus honnête l’aide, dit-elle, à mieux comprendre la vie et la mort. Ce rituel se répète au fil des saisons. Le froid endort des douleurs et en éveille d’autre. A l’usure du ciel répond l’usure de l’âme. Et la caméra est le seul moyen qu’il lui reste pour communiquer à titre posthume avec son frère Guillaume.
Si le livre prend la forme d’une encyclopédie d’histoire naturelle, il ne cède pas pour autant au système de classification rigide qui caractérise ce genre d’ouvrage. Les images organisées en chapitres qui épousent la progression émotionnelle de l’artiste exhalent un lyrisme discret. Insectes transformés par le scaner en escadrille translucide, animaux morts dont les yeux vitreux semblent nous supplier derrière leurs paupières paresseuses alternent avec des paysages, des cristaux de glace aux formes sculpturales et des autoportraits fantomatiques.
C’est tout un monde précaire d’infinis murmures qui affleure du néant. En tendant l’oreille, on pourrait presque entendre le bruissement du temps. Sur les derniers portraits, la jeune femme arbore un ventre rond. Un nouveau cycle commence. La vie embrasse la mort encore et encore. S’il est difficile d’en réfuter la dimension cathartique, le travail de Margot Wallard résonne bien au-delà de son expérience personnelle en interrogeant notre incapacité à embrasser pleinement le mystère de notre fragile condition.
Cathy Rémy
Cathy Rémy est journaliste au Monde depuis 2008, où elle s’attache à faire découvrir le travail de jeunes photographes et artistes visuels émergents. Depuis 2011, elle collabore à M Le Monde, Camera et Aperture.
Margot Wallard, Natten
Publié par les éditions Max Ström
$50 / 40€