Manel Esclusa, Vic (Barcelona) 1952, le plus breton des photographes catalans…
Rendez-vous pris le 7 juin 2013 dans sa remise de l’Eixample Esquerra.
Sur le départ pour Vic, « y’a plus d’espace là-bas », tout ou presque est emballé, heureusement restent quelques les livres épars, les papiers, ceux là sont toujours les derniers à finir dans les cartons, l’imprimerie nous éduque depuis la Renaissance, c’est pour dire…
Voilà une déclaration du photographe reprenant des propos de Romeo Martínez à Arles : pour la photographie en générale son support de mémoire c’est le livre plus que les expositions. Eux restent et se chinent même à des prix qui l’affolent. Il a vu un de ses ouvrages proposé à 100€ chez les collectionneurs… Il en valait à peine 14€ et il n’a plus aucun exemplaire de l’édition originale de «Barcelona, ciutat imaginada», Prix du Livre Photo, Rencontres Internationales de la Photographie Arles.
Donc plus que des tirages, j’ai regardé des livres en cet après midi ensoleillée de l’Eixample Esquerra. De tirages, il en reste toutefois quelques pièces, des icônes et des créations plus récentes.
Les icônes ? La vierge de toutes les vierges noires, les ténèbres et leur lumière, la nuit et sa froideur maritime, la nuit où tous les chats sont noirs comme le goudrons des noirs intenses de Manel Esclusa. Naus et d’autres séries illustrent ses chimères nocturnes, un univers en image qui fait frissonner les fantasmes de nos peurs séculaires du noir, de l’obscurité, de la nuit opaque et huileuse, il a un goût prononcé pour les quartiers d’embarcations de Barcelone.
Ou encore cette photographie qu’on reconnaît… un ferry qui s’éloigne, les larmes coulent sur les lumières vibrantes du port… On revoit Brel et ses sueurs dans le Port d’Amsterdam, on entend Nougaro qui hurle « je t’aime » sur les quais de Paris à la petite sotte qui voulait se suicider…
Bref, les atmosphères de noir, de nuit, de chancellement sur l’onde maritime de Manel Esclusa réveillent nos fantômes les plus reculés.
Pour conclure sur les icônes, son perfectionnisme transformé en passion… Savez-vous reconnaître un noir d’un autre noir dans le noir ? Il l’explore en photographiant les cheminées de Gaudi sur la terrasse de la Pedrera, ses ombres épaisses et éclats en myriades comme son trencadis. Il décide de rompre les bords de son négatif en rappel du trencadis et pour rechercher la nuance du trencadis dans le noir. La photographie est dans le portfolio d’aujourd’hui, le noir des bordures est obtenu par la lumière quand le cœur du trencadis renferme celui de la nuit… Le soleil a rendez-vous avec la lune, chantait Trenet.
Manel Esclusa est né dans la photographie. En réalité il est né dans le son. Son père a inventé l’orgue électromagnétique qui pouvait reproduire pour la première fois la voix humaine en plus de tous les autres instruments musicaux. Mais s’il y a bien une réalité du capitalisme c’est l’irrespect des inventeurs-auteurs face aux pouvoirs de l’argent pour vilipender et couvrir un marché avant même que l’inventeur dise OUF ou même puisse dire Halte là ! Bref, Papa ruiné se convertit dans la photographie et ouvre son studio à Vic : portraits, événements, communication, reportage… Tout, un studio photo avec laboratoire. Manel grandit là, reçoit son premier appareil photo à 8 ans De 1966 à 1972, et il travaille avec son père comme photographe professionnel naturellement.
Sa première expo se produit en 1973 à la Sala Aixelà, dirigée par Josep Maria Casademont de Barcelone, une galerie qui fait histoire dans la ville avec la photographie.
Manel a donc 21 ans, les encouragements suivent. En 1974 il reçoit la bourse Art Dowry Castellbanch, ainsi que Koldo Chamorro. Albert Guspi, fondateur de la galerie Spectrum, les informe des ateliers de formation à la photographie à Arles, des ateliers internationaux où intervenaient des photographes comme Ansel Adams, Neal White, Arthur Tress, Jean Dieuzaide, Denis Briat et Lucien Clergue, nous sommes en 1974, Les Rencontres se créent en 1970…
De 1973 à 2013 l’étendue de l’œuvre et d’expositions individuelles couvrent 4 ou 5 pages, vous verrez ça sur son site, je vais plutôt vous parler de la dernière en 2013 qu’il mentionne avec une émotion adolescente, c’est à dire joyeuse :
Els ulls aturats/Yeux sous arrestation. Art Center Rubikoni. Kolga Tbilisi Photo. R.D.Georgie
Il est heureux que son œuvre voyage en Géorgie, elle tournera d’ailleurs sur trois centres de Georgie cette année, bref, il est content et il est en même temps attendri parce que Els ulls aturats a été exposée pour la première fois en 1978, une œuvre qui le ramène 35 ans en arrière, ça lui fait plaisir et je le partage.
Manel a aussi une très longue trajectoire dans l’enseignement. On dirait qu’il rend au centuple exponentiel ce qu’il reçoit. Sa vie de prof il l’adore, son programme pédagogique ? La diversité en photographie, son champ de vision les yeux ouverts et les yeux fermés est vaste et il récupère toute expérience du hasard pour en faire une équation mathématique et chimique : C’est d’une inondation, c’est jamais très opportun ni prévisible, où il « perd » des négatifs originaux qu’il convertit l’expérience en système pour ensuite créer sa série El Jardi d’Humus de 1994 à 2006. A partir de clichés créés par ses soins, il a cultivé des négatifs dans l’humidité, fabriqué une espèce de serre incubatrice qu’il contrôlait dans son évolution naturelle et organique pour ensuite les révéler au regard. Une série que vous reconnaîtrez dans le portfolio qu’il nous offre aujourd’hui, et qui était à la Galerie Carles Taché de Barcelone en 2006.
Il m’a laissé un magnifique catalogue de l’exposition avec en couverture un fabuleux autoportrait dans un arbre, avec des figures géométriques de soleil de midi sur le visage au travers du feuillage qui ne laisse apparaître que son regard, son front, son nez, ses boucles d’oreilles… Vous voyez son autoportrait d’aujourd’hui ? Il a toujours les accessoires celtiques : bagues et boucles d’oreilles.
Pour revenir à sa vie de prof, elle est toujours d’actualité, il est depuis 1978 à l’Escola de Disseny EINA de Barcelone et l´Institut d´estudis fotogràfics de Catalunya –il a aussi enseigné au Centre International de la Photographie à Barcelone jusqu’en 1982. Manel Esclusa a fait des disciples dont Marcelo Brodsky, dans les années 80 à Barcelone, fuyant le destin des « desaparecidos » de l’Argentine de l’époque, y retournant après sa formation et une fois la démocratie rétablie. Manel Esclusa entretient avec ses élèves plus qu’une amitié, il est là pour tout ou presque… Marcelo lui exprime quinze ans plus tard une envie de confrontation de leur deux œuvres, Manel lui propose une correspondance photographique.
En 2007, Alejandro Castellote présentait “Correspondencias, Manel Esclusa- Marcelo Brodsky, 2006- 2007” à la Galerie Cruce. de Madrid ; la Galerie VVV. de Buenos Aires et la Galerie Fidel Balaguer de Barcelone.
Au sujet des correspondances, il ne s’agissait ni de la première ni de la dernière. Manel le fait surtout avec les poètes, dont Víctor Sunyol, ils ont fait une compilation 2005-2011 qui était à la Bibliothèque Agustí Centelles de Barcelone en 2011. Pour cette exposition, chaque visiteur repartait avec une monographie dont la couverture, à rabat, se referme sur le dos comme la languette d’une enveloppe, la fenêtre laisse apparaître : Manel Esclusa – Víctor Sunyol des d’unes correspondéncies 2005 – 2011. Le rabat est collé comme une enveloppe ainsi chaque livre d’artiste reste unique selon comment son manipulateur l’ouvre, c’est extrêmement touchant, un vrai livre d’artistes qui transcendent…
Enfin, ses dernières créations pas encore en catalogue ni en monographie… L’Ombra del paisatge… Vous la connaissez ? Moi pas. Manel Esclusa la révèle pour nous.
Lola Fabry, Barcelona 8 juin 2013
LINKS :
http://www.jimenaflores.com/projects/manel-esclusa/
http://www.blancaberlingaleria.com/artistas/manel_esclusa/
http://www.carlestache.com/web/artistas-es-37/manel-esclusa
http://www.manelesclusa.com
http://shop.novaerapublications.com/en/nova-era-online_1061?book=27536
http://www.youtube.com/watch?v=mlkxZfOGVeo
http://www.tv3.cat/fotografies/fotografs/m-esclusa
http://patentados.com/invento/un-organo-electromagnetico.html