Nous avons publié cet article en février dernier. A l’occasion de la journée consacrée aux éditions Mack, nous le publions de nouveau.
Ce regard est celui d’un homme pour qui la photographie est tout sauf un moule de conformités. A travers ses images à la fois simples et avant-gardistes, Luigi Ghirri nous oriente dans le monde qu’il représente, exploitant sa complexité pour nous le rendre plus clair. Kodachrome, son œuvre rééditée cette année par Mack, est une réflexion sur le medium avec laquelle elle fut crée, cette pellicule couleur inimitable, mais également sur l’histoire de la photographie, la prolifération anticipée des images et leurs diverses utilisations.
Ce qui frappe dans les images elles même est leur pouvoir à surprendre. Tout d’abord par leur cadrage, ainsi élaborés sans même se soucier des quelconques supposées règles de compositions. Tout en mettant en valeur un objet, un édifice ou une figure, ils laissent, à travers de grands vides matériels, place à la propre interprétation du spectateur. Par leur consistance ensuite, faite de paysages – de plages, de champs, de villes, de montagnes de France ou d’Italie – et de morceaux de maisons, de pièces, capturés avec une sobriété qui incite à détourner le regard vers l’invisible ou l’ordinaire. Avec brio, Luigi Ghirri joue également avec d’autres images, entre réel et artificiel; d’innombrables reflets de miroirs, de vitrines, de flaques d’eau. Des trompe-l’œil en forme de manifeste pour la liberté d’imagination.
Dans cette poésie visuelle, il faut cependant souligner, en renvoyant la photographie à toute sa complexité, le pouvoir critique des photographies de Ghirri. D’un mot fabriqué de l’association des racines étymologiques grecques phôs (lumière) et graphè (écriture), nous passons, au travers du titre du livre, à un terme qui associe le mot chroma (couleur) au nom de l’une des plus grandes sociétés de matériel photographique. Après la noblesse des origines de la photographie, permettant à l’homme d’enregistrer sa vie et son environnement par un procédé naturel, voici venu la consécration, son avènement en tant que produit commercial. Il faudra donc s’attarder sur toutes ces photographies qui reproduisent l’existence d’autres images, parfois publicitaires, étalées sur des panneaux, dans les vitrines des magasins ou sur les murs de la ville. Elles sont les parfaits symboles de l’invasion massive des images dans l’espace public, et l’un des fondamentaux de l’analyse de Luigi Ghirri sur les modalités de leur intégration dans l’environnement.
Dans notre monde moderne, nous pourrions miser sur la surexposition des individus aux images pour en tirer une amélioration de leur capacité à interpréter ce moyen de communication. Il est pourtant certain qu’elle crée aujourd’hui un sentiment de dépendance, accentué par le fait que le temps dévolu à l’observation de l’image se réduit de plus en plus. « Le grand rôle de la photographie aujourd’hui, du point de vue de la communication, dit Luigi Ghirri, est celui de ralentir l’accélération des processus d’interprétation de l’image. Elle représente un espace pour l’observation de la réalité, ou d’une analogie de la réalité, qui nous permet de continuer à voir les choses, contrairement au cinéma ou à la télévision, où la perception de l’image est devenue si rapide que nous ne voyons plus rien. »
La rapidité n’a d’ailleurs pas d’intérêt pour Ghirri, dont les images ne comportent que peu d’action ou de moments décisifs, à moins qu’ils se soient immiscés par hasard dans ses compositions. Là réside la principale signification politique de son travail : ne pas adhérer à une idéologie donnée, à un conformisme dicté par l’histoire de la photographie, sans pour autant tomber dans la dénonciation d’un système économique régit par la consommation ou la publicité. D’ailleurs, dans Kodachrome, le photographe a également pris le soin d’insérer des photographies de famille, de presse, des cartes postales et d’autres réalités saisissantes, qui ensemble, expriment un refus catégorique de distinction entre les genres, de manière à envisager la photographie comme un agrégat sans limites. L’œuvre de Luigi Ghirri est un outil exceptionnel pour l’éducation du regard. Il nous apprend à préserver notre capacité à voir. De quelque façon que ce soit.
Jonas Cuénin
Luigi Ghirri – Kodachrome
Première édition © 1978 par Edizioni punto e virgola
Deuxième édition © 2012 MACK
€30.00 £25.00 $40.00
ISBN 9781907946240