La liste des cinéastes qui se sont aventurés ponctuellement, mais de manière appliquée, dans l’image fixe n’est pas si longue. David Lynch était du genre touche-à-tout, photos d’usines désaffectées, nus féminins voluptueux, bonhommes de neige en série ou manipulation d’images. Wim Wenders a traité les paysages, australiens et américains, raconté des histoires visuelles au cours de ses nombreux voyages et pas mal pratiqué le polaroid. Abbas Kiarostami, qui a débuté comme peintre et graphiste, a exposé ses images contemplatives et poétiques à Londres, New-York et au centre Pompidou à Paris. Stanley Kubrick, quant à lui, exerçait la profession de photographe dès 17ans avant de se lancer dans le cinéma.
Spécialisé dans le traitement absurde des relations humaines, et d’une vision du monde peu réjouissante, Yorgos Lanthimos s’est vite distingué de ses confrères par sa bizarrerie et sa liberté de ton. Réalisateur d’origine grecque, il avait déjà publié quelques photographies de tournage dans l’ouvrage contenant le scénario de The Lobster, son film de 2015 (collection A24 chez Mack). Dans Dear God, the Parthenon is still broken (éditions Void) il s’est détourné du tournage de Pauvres créatures (2023) pour montrer le hors champs, les coulisses, et a tenté de donner une vie propre à ses photographies. Investissant dans du matériel photo moyen et grand format, et développant lui-même les pellicules, il impliquera même dans le processus Emma Stone, son actrice fétiche et maintenant coproductrice de ses films.
Ici, pour I shall sing these songs beautifully – le livre tire son titre de la poésie de Sappho, poétesse grecque de l’Antiquité – son langage photographique peut évoquer certains grands noms comme Henry Wessel, pour les extérieurs et l’environnement des quartiers résidentiels ; Eggleston aussi, pour les cadrages précis et serrés, et les moments arrêtés. Mais l’ensemble conserve une étrangeté faite de tensions et de mouvements interrompus. Réalisées sur le lieu même de son dernier tournage King of kindness (2024) à La Nouvelle Orléans, ses obsessions semblent toujours présentes mais tentent de nous raconter une histoire différente. Majoritairement en noir et blanc, l’ouvrage est entrecoupé d’images couleurs. Quelques courtes phrases sont parsemées le long des pages, évoquant un script en train de s’écrire, comme murmuré par une voix off imaginaire. Ici et là nous retrouvons ses actrices et acteurs, certains reconnaissables, Emma Stone donc, Jesse Plemons, Willem Dafoe de dos. Les personnages – c’est le cas de le dire – ont tous l’air interloqués, comme figés, avec leurs regards perdus dans le vide, habitants solitaires de lieux et de climats troublants. La couverture du livre, qui encadre une photo noir et blanc, se pare de deux teintes différentes selon comment vous l’orientez sous vos yeux, violet ou gris-vert ; une première invitation pour le lecteur à y regarder à deux fois.
Jean-Jacques Ader
« I shall sing these songs beautifully » de Yorgos Lanthimos aux éditions Mack (G.B.)
https://mackbooks.eu/
https://www.lanthimos.com/photography/