Jeux de greffes parle des yeux et de la vision, ou plutôt de la malvoyance et de ses effets sur les proches du mal-voyant. Ce travail se fonde sur une expérience personnelle, la déficience visuelle de mon père. Elle a nourri mon désir et mon besoin d’images et de photographies.
Cette toute nouvelle recherche s’est déployée en deux temps. Dans le premier j’ai découvert et mis en correspondance le champ visuel de mon père et les profondes répercussions de ce handicap sur ma perception du monde et de mon image. Il ne voyait de moi qu’une ombre, et cette ombre était l’image que j’avais de moi-même. La nuit, son acuité était quasi nulle et, dans la journée, elle se limitait aux formes globales, sans détails. Étrangement, jusqu’en 2014, j’aimais passionnément les photographies floues, très floues sans bien savoir pourquoi.
Puis, un deuxième temps a suivi, prenant appui sur ces dernières découvertes. Je vous en livre le processus. Sur une vieille photo d’identité, j’ai découpé grossièrement ses lunettes. Sous les trous béants, comme par facétie, j’ai placé les yeux d’autres personnes. Les miens, ceux d’un cousin ou d’anonymes. Je ne reconnaissais plus mon père au fur et à mesure de ces manipulations. Alors j’ai réalisé que, bien après sa mort, je lui avais offert une opération miracle en lui greffant des yeux d’enfant, de femme ou de jeune homme. Des yeux qui voient.
La vision fantôme
Au départ, j’envisageais une série d’autoportraits. C’était juste une impulsion, l’idée d’un travail sur l’âge qui avance inéluctablement. Mais, face aux premières épreuves imprimées, des perspectives nouvelles, bien différentes me sont apparues
Une photographie plus ancienne, que j’avais nommée « le fantôme » m’est alors revenue en mémoire. Elle représentait mon ombre portée. Sans doute le souvenir d’un passé où mon image restait encore évanescente, presque irréelle. Cette ombre, ce fantôme, je l’ai réalisé ensuite, correspondait probablement à ce que mon père – dont la vue était faible – voyait du monde. Un accident dans son enfance, puis, une vision voilée, floue, s’assombrissant de plus en plus avec l’âge.
Ses troubles visuels, sa malvoyance ont fondé, je crois, mon désir de devenir photographe et en ont induit l’écriture. C’est en définitive une sorte d’image intérieure partielle et partiale qui est montrée ici.
Représentation tronquée, percée de trous et de mots.
Ce travail fut une révélation, celle du regard de mon père tapi dans l’ombre du mien. Tout dernièrement, j’ai appris que ma découverte fortuite, liée à cette série, pouvait être assimilée à un processus portant un nom savant, la sérendipité*.
*Sérendipité : Capacité, art de faire une découverte, scientifique notamment, par hasard ; la découverte ainsi faite (Larousse)