Ils sont partis
Le regard d’un voyageur, qui voudrait se plonger dans l’atmosphère évocatrice de la basse Piave, serait capturé après quelques kilomètres par la présence discrète, dans le paysage, de bâtiments imposants inhabituels intégrés avec un naturel matériel inattendu dans la campagne.
Ce sont les soi-disant fermes. Cela finit par créer dans son esprit, au fur et à mesure qu’il progresse dans ces lieux, jour après jour, une sorte de sensation de rendez-vous attendu.
J’ai vécu cette expérience d’une manière émotionnellement intense, qui allait au-delà de l’intention documentaire.
Ce que j’ai essayé de raconter, « d’illustrer » et donc d’insérer une forte composante interprétative, c’est une histoire, l’une des nombreuses histoires cachées dans ces zones frontalières entre terre et eau. En observateur étonné et curieux, comme je l’ai ressenti tout au long de ce lent voyage de découverte, j’ai tenté de redonner vie à ce paysage apparemment « oublié », en usant parfois aussi de mon imagination, mais plus souvent en essayant d’en saisir la poésie timide, que je voulait essayer de faire ressortir. Des vies passées se devinent à l’intérieur et autour de ces monuments d’une réalité paysanne aujourd’hui disparue. Des dinosaures de pierre marquent le territoire, presque un avertissement pour ne pas oublier ceux qui se sont réjouis, ont souffert et ont travaillé dur et assidûment ici. J’ai donc créé des images que l’on pourrait définir comme vivantes, dans lesquelles la patine du temps garde cependant sa présence discrète et indéniable.
Ce travail découle de mon désir personnel d’explorer la relation émotionnelle-affective qui m’a longtemps lié au paysage de la Vénétie orientale, plus précisément à celui du bas Piave, caractérisé, entre autres, par la présence d’un type particulier d’architecture, celui des fermes dites, qui en forment une partie fondamentale et intégrale.
Leur présence, pour un observateur attentif, ne passe pas inaperçue, tant que vous choisissez de circuler sur les routes provinciales à faible vitesse ou, mieux encore, lorsque vous entrez dans le réseau routier secondaire.
Il a fallu passer un certain temps et faire des recherches minutieuses sur les cartes avant de se déplacer sur le terrain pour ensuite, une fois sur place, aborder le sujet avec le bon recul et dans les bonnes conditions d’éclairage, tout en ayant le matériel photographique approprié
Il était tout aussi essentiel de procéder au préalable à une série d’analyses approfondies du contexte historique et géographique du sujet en question.
A cet égard, je remercie le Dr Piergiorgio Rossetto, grand connaisseur de ces territoires et de leurs caractéristiques anthropologiques, pour les précieux conseils qu’il a généreusement mis à ma disposition.
De ces prémisses, il ressort clairement que l’intention finale n’était donc pas d’organiser ensuite le matériel que j’aurais acquis dans un but documentaire, opération que l’abondance de matériel photographique collecté aurait également pu permettre, mais d’en tirer ces indices émotionnels , qui étaient le but principal qui m’avait poussé à entreprendre ce voyage.
Le contexte historico-géographique
La reconquête progressive de ces territoires, mise en œuvre progressivement avec plus d’intensité et d’efficacité dans les vingt dernières années du XIXe siècle puis dans la première moitié du XXe siècle, a créé la possibilité d’étendre considérablement les surfaces destinées à l’agriculture.
Les Consortiums de Reclamation qui ont surgi ici, comme cela s’est produit dans d’autres régions de la Vénétie et de l’Italie, en sont la preuve évidente.
La ferme, qui s’est répandue comme modèle constructif dans ces zones principalement entre 1880 et 1935, avait pour fonction de fournir une maison adjacente au lieu de travail pour les ouvriers qui travaillaient la terre avec des contrats de métayage. Ces structures sont généralement apparues assez isolées dans chacune des nombreuses propriétés foncières. Cependant, déjà vers la fin des années 1950, le processus d’industrialisation, le développement touristique vers la mer et la mécanisation des processus agricoles ont progressivement réduit le nombre de main-d’œuvre nécessaire aux activités agricoles. En 1964, le métayage est définitivement aboli en Italie. La crue de 1966 a également démontré que la rivière n’était pas encore entièrement maîtrisée.
Tout cela a déterminé, dans un temps assez rapide, des changements profonds au niveau social et professionnel avec une forte poussée vers l’urbanisation d’une partie importante de la population.
C’est pourquoi ces grandes constructions ont été, pourrait-on dire, abandonnées du jour au lendemain et ne demeurent plus aujourd’hui que le témoignage important d’une phase historique précise : leur démolition aurait un coût élevé et malheureusement donc leur sort, en l’absence, au moment aucune intervention conservatrice n’est prévue, il semble être la lente dégradation.
Lorenzo Vitali