A l’occasion de la sortie du livre « Sexe, races et colonies », qui explore le rôle central du sexe dans les rapports de pouvoir, Fabrice Héron, recherchiste ayant participé à l’iconographie de cet ouvrage, revient sur la représentation de l’odalisque : un regard fictif des photographes sur les femmes non européennes, réinterprétant la tradition picturale orientaliste.
Une construction culturelle de l’Occident expansionniste et colonial
Tout au long du 19ème siècle, le désir d’évasion envahit l’Occident qui recrée des mondes enchantés : un Orient sensuel regroupant des régions aussi disparates que le Maghreb et le Levant, une Afrique mystérieuse et sauvage à dompter, une Océanie paradisiaque comme une terre vierge à saisir, enfin une Asie soumise et docile où le plaisir de la chair est libre. A l’hellénisme du siècle des Lumières, succède l’Orientalisme, cette autre passion française, accompagnant l’expansion tant industrielle que coloniale. C’est la première grande mondialisation moderne depuis celle des empires antiques et de la découverte des Amériques. Journalistes, écrivains, peintres et photographes, encouragés par un pouvoir colonial trop heureux de faire découvrir son entreprise et ses territoires, circulent et font circuler les idées d’un Orient fantasmé.
Tandis que certains rapportent de leurs voyages en terres exotiques une image rêvée et idéalisée, d’autres, sédentaires, s’en inspirent et publient des œuvres qui ne sont que lefruit de leur imagination. Cette production sublime le réel en même temps qu’elle le fabrique de toute pièce. Aux récits orientalistes de Loti et de Maupassant, répondent les toiles de Delacroix ou de Gauguin. Chez Gérard de Nerval l’Orient devient même un lieu de fêtes et d’amour. Et Michel Chevalier, homme politique, écrira dans le journal Le Globe de février 1832 : « la Méditerranée va devenir le lit nuptial de l’Orient et de l’Occident ».
Une incarnation du romantisme et de la domination
C’est dans ce contexte que se dessine un Orient sexualisé, avec une image de la femme non européenne mythifiée à la fois par l’orientalisme romantique artistique, qui l’enferme dans une image lascive, et par l’anthropologie physique de la seconde moitié du siècle, qui la rend prisonnière d’une condition indigène imperméable à la civilisation. A travers cet exotisme chimérique les corps sont érotisés, jusqu’à devenir « chosifiées » pour leur caractère léger et merveilleux. Ces postures statutaires permettent de s’autoriser les plus folles pensées et l’Orient, avec ses harems et ses secrets qui l’entourent, invite à toutes les convoitises.
Contribuant au déploiement de cet imaginaire, la photographie de l’Odalisque, représentations de femme, seule ou en groupe, prend la suite de la projection picturale où le sujet du harem, comme composante majeure du mouvement Orientaliste, a fait la joie et le succès des peintres romantiques.
Étymologiquement, le terme odalisque vient du turc « oda » signifiant « chambre » ou « prison », Odalisque peut donc être traduit littéralement par « femme de chambre ». D’abord, avant même de s’intéresser à ce que le corps donne à voir et nous laisse à penser, la nature même du lieu – chambre, harem, espaces clos – induit un endroit assez peu connu, étranger et intime, laissant par conséquent place à l’imagination et à la fiction. Ce lieu renvoie à un lexique bienheureux (palais, délice, mélodie, douceur, etc.) laissant entrevoir une vision romancée fortement imagée avec son lot de transgression.
Ensuite, les imageries magnifiées de différentes natures des Odalisques, concubines temporaires enfermées avec préciosité dans l’attente du bon vouloir de son regardant, renvoient tout à la fois à la subordination et à la problématique d’identification à l’image, le thème du harem étant associé au regard masculin. Un regard qui définit le corps et son érotisation. Victime bienheureuse préoccupée par la seule satisfaction des désirs de son maître, l’esclave ne doit son élévation qu’à ses attributs physiques, ses attraits sensuels ou encore ses prouesses sexuelles.
La puissance évocatrice des Odalisques
L’étude de certaines œuvres peut servir l’argumentation comme ces photographies d’Odalisque d’anonymes, de Félix Jacques Antoine Moulin (1802-1879) pionnier de la photographie érotique et de Félix Tournachon (1820-1910), dit Nadar, qu’on ne présente plus.
La photographie nommée Odalisque 1853, prise dans le studio ouvert au 31bis rue du Faubourg-Montmartre à Paris, présente deux femmes assises sur une banquette drapée d’un riche tissu. Tandis que le regard de la femme blanche est directement tourné vers le spectateur, celui de la seconde femme est fuyant ce qui induit une situation de gène et de subordination lui rappelant sa condition de servitude. Cette déshumanisation sert la chosification. Ce n’est pas la personne que l’on regarde mais bien son corps que l’on contemple.
Dans la photographie Séduction 1852, la femme n’occupe pas la place traditionnelle due à sa condition de femme occidentale. Ainsi soumise car accroupie au pied de la puissance du corps noir, le regard intrigue par son insistance. Est-ce le spectateur ou son compagnon, qui semble la délaisser, que cette femme entraîne dans cette confrontation ? Elle semble vouloir attirer son regard pour mieux le posséder. Vision impensable d’un rapport sexuel entre une femme blanche et un homme de couleur, cette photographie ayant valu à son auteur d’être condamné pour outrage aux « bonnes mœurs » comme la color line aux Etats-Unis. Avec la photographie intitulée Maria l’Antillaise de Nadar, la pose renoue celle avec la tradition des portraits de femmes de la haute société de la peinture du 18e et du 19e telle que la Fornarina de Raphaël. Mais le fond dépouillé, l’usage minimal d’accessoires, l’éclairage qui accentue le modelé sculptural des formes, suggèrent une situation psychologique mélancolique et résignée de cette femme. Là aussi le regard n’est pas soutenu comme pour mieux érotiser son sujet. Nadar réalisera une série de plusieurs photos avec ce même modèle. Je pourrais citer de nombreux autres exemples de cas d’études tant la production de ces images licencieuses est importante du 19ème siècle jusqu’au milieu du 20ème siècle. Notamment avec les cartes postales coloniales de Lévy & fils et de Lehnert & Landrock, et leur puissance évocatrice de la mauresque aux seins nus, les images d’Odalisques circulent à des dizaines de milliers d’exemplaires.
Envoyées, échangées, vendues individuellement ou compilées dans des ouvrages voire des revues généralistes, elles sont scrutées par des millions de yeux occidentaux de l’expéditeur au destinataire, en passant par le postier ou même l’enfant qui receuille le courrier. Ces œuvres qui ont pour cadre narratif une structure souche commune (un homme, des femmes découvertes, un fond monocolore dans un lieu clos) semblent répondre à un double objectif : présenter les femmes non européennes tout à la fois comme des objets de possession, et comme des êtres désirables.
L’asservissement féminin se montrerait-il attractif pour son image de soumission absolue ? Sous prétexte d’une mise en scène distancée, ces représentations interrogent sur la prolongation des clichés esclavagistes et coloniaux qui véhiculent également des idéologies discriminatoires de misogynie et de sexisme. Grâce à une triple distanciation géographique, temporelle et culturelle, elles offrent la possibilité de contrer des normes sociétales très codifiées. Leur production et leur diffusion sont tolérées, dans les colonies comme en métropole, au prétexte de ne pas interdire un exotisme savant. L’imaginaire de l’odalisque, devient une échappatoire aux règles de la vie conjugale bourgeoise au 19 ème siècle, strictes et répressives où le culte de la pudeur a rendu les femmes occidentales inaccessibles. Les femmes d’un certain « Ailleurs », assignées à une identité fictive et faisant dès lors figures d’exception, incarnent l’archétype de la sensualité.
Analyser les images du passé dans notre pensée du présent et de l’avenir
Les images orientalistes représentant des odalisques peuvent également apparaître contemporaines au regard de la mise en avant de celles-ci dans l’espace public : les affiches d’expositions, les boutiques des musées, certaines stratégies de communication et de publicité voire dans certains médias. Ces images ne sont pas neutres, elles renvoient à une vision passéiste de la subordination, coloniale et genrée, des êtres et des territoires. Se détachant du champ esthétique, elles nous interrogent aussi sur la persistance de ces clichés dans notre monde contemporain et notre relation avec autrui. D’aucuns s’interrogeront de la pertinence de réunir cette dualité, domination et sexualité, dans un beau livre… Le débat reste ouvert pourvu qu’il existe et l’ouvrage justement l’autorise. Il permet de « donner à voir » et de questionner ce qui était jusqu’alors caché dans ces figures. Le regard occidental est encore empreint de cette pratique photographique orientaliste où les images sont faites pour charmer ceux qui les regardent. Déconstruire l’histoire de la domination, dépasser les travers induits par le traitement fait par l’Occident de l’image féminine orientale et africaine, comme l’accomplissent entre autres des artistes tels que Larry Rivers dès les années 1970 ou plus récemment la photographe Héla Ammar, passe par le décryptage des stéréotypes fortement ancrés dans notre imaginaire.
Fabrice Héron est iconographe spécialiste de la recherche transmedia pour la presse et l’édition, les expositions et les musées, la publicité et la communication, des grands comptes et des sociétés de production. Il anime les expositions du collectif Docpix. Consultant images auprès de certaines sociétés (DxO Labs, Rémy Martin-Cointreau, Lacoste, etc.), il intervient sur les formations du CNAM et de l’INA. Il est membre des associations ANI et Piaf.
Sexe, race & colonies
La domination des corps du XVe siècle à nos jours
Pascal BLANCHARD, Nicolas BANCEL, Gilles BOËTSCH, Dominic THOMAS, Christelle TARAUD
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