L’influence indéniable des Distorsions de Kertesz, réalisées au milieu des années 30, sur l’évolution de la photographie ne date que de bien après, de l’époque de la publication de ses fantastiques clichés, en 1972, retardée (par son départ aux États-Unis, par la guerre, par le manque d’opportunités). Pareillement, l’impact de la focale déformante de Bill Brandt ne put devenir effective que lorsque ses nombreuses expérimentations remontant aux quinze dernières années furent rendues accessibles au public, en 1961, grâce à l’éditeur londonien Bodley Head.
Ces deux livres de photos de nus (féminins ; les nus masculins ne sont encore pas même envisageables, même pour des femmes photographes adeptes du nu telles que Ruth Bernhardt, Ergy Landau, Yvonne Chevalier…) ouvrirent la voie aux praticiens de la génération suivante à qui ils enseignèrent qu’on peut s’amuser, faire des choses drôles, fantastiques, inédites dans sa pratique photographique et que les manières à leur portée pour produire des images affranchies de la stricte et quotidienne réalité sont multiples, presque infinies : de la disposition à l’instar de Zoltan Glass d’objets insolites ou déplacés sur le corpus delicti (M. Marièn, R. Cerf, F. Michaud…) aux manipulations de tirage (superposition, solarisation) jusqu’à l’insertion de la photo elle-même dans une série plus ou moins narrative (Sannes, Veruschka). Mais les premiers à se sentir ainsi libérés dans leur création ne furent pas, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, des adeptes, rigoureux ou non, du surréalisme ; mais tout simplement des photographes, d’ailleurs déjà plus ou moins expérimentés, inspirés par l’évolution de la création picturale et graphique de la fin des années 70. C’est ainsi le cas du praguois Zdenek Virt (1925-2008) qui consacra tout un fascinant volume (Op Art, 96 Aktphotos, éd. Müller & Kieppenheuer, Hanau/Main, 1970), très créatif, à soumettre les rotondités de ses photos de nus aux rigueurs des préceptes de l’op art, déclinaison à l’infini de combinaisons de lignes et formes géométriques, courbes ou angulaires, noirs et blancs. Le résultat de ces confrontations le plus souvent mises en œuvre par des projections soumet à notre œil étonné des clichés inédits, absolument insoupçonnables où s‘harmonisent ou au contraire s’affrontent, courbes féminines naturelles et droites et courbes géométriques. [Ill. 1-4].
Dans une veine créatrice totalement différente, le hollandais Sanne Sannes à la vie accidentellement écourtée (1937-1967), auteur déjà d’une publication très remarquée (Oog om oog, 1963) doit à ses études aux Beaux-arts son intérêt marqué pour le graphisme et la mise en page, pour la bande dessinée, les comics américains underground (Crumb) particulièrement ; sans négliger l’influence très perceptible de le stylistique du pape du graphisme pop’art, Roy Lichtenstein, la couleur en moins. Avec la complicité de son ami graphiste Walter Steevensz, en quinze chapitres à l’inspiration libertaire délirante, typique de la fin des années 1960, Sanne Sannes nous propose en noir et blanc au format insolite de 17 x 28 cm à l’italienne [Ill. 5-6], sous le titre programmatique de Sex a Gogo (Amsterdam, 1969) un pseudo-récit jubilatoire d’une bonne centaine de pages au graphisme débridé où la nudité féminine, issue de ses archives photos ou saisie en snapshots au cours de festivités quelque peu dionysiaques, loin des accomplissements esthètes d’un Lucien Clergue à la même époque, ou des provocations sexy de Helmut Newton, n’est qu’un prétexte à explosion d’inventions graphiques sans autre règle que l’arbitraire de la fantaisie qui font de cette publication originale et recherchée le manifeste du pop’art appliqué à la photo de nus [Ill. 7-10].
Enfin, avec son Nude variations (New York, Amphoto, 1977, 96 pp.) [Ill. 11], sa dernière publication, tout à fait marginale dans sa production, André (de) Diénès (1913-1985) fait la démonstration qu’un photographe chevronné tel que lui qui, après avoir publié à plus de soixante ans une dizaine de livres de nus et d’innombrables articles dans des périodiques, a la réputation d’un des plus doués et prolifiques spécialistes du nu, ne se privera pas de publier un essai ostensiblement expérimental, suscité à n’en pas douter par la parution américaine toute récente des Distortions de Kertesz (New York, Alfred Knopf, 1976). Même s’il n’en souffle mot, alors qu’il est relativement disert dans ses courtes explications sur ses recherches (For me, it is always necessary to do something difficult and challenging. p. 17), et explicite quant à la manière dont il obtient les effets originaux qu’il présente dans ce livre de photos complètement hors-normes, surtout pour lui : coloration (virages) des tirages [Ill. 12], utilisation de miroirs pour exploiter jusqu’à la bizarrerie la symétrie [Ill. 13-14], quitte à générer, non sans un esprit de système facilement lassant, des images qui confinent à la monstruosité [Ill. 15]. Quant aux distorsions proprement dites (déformations du sujet en tous sens, sans régularité affirmée) qui font le sujet exclusif du chapitre 4 où elles sont reproduites copieusement sur une bonne trentaine de pages [Ill. 16-19], Diénès fait remonter ses recherches et essais à six ans plus tôt, – bien avant la publication américaine de celles de Kertesz. En ce qui le concerne, après les miroirs déformants avec lesquels il n’avait pas manqué cependant de produire « a number of photographs of pretty girls » (nombre de photos de jolies filles), c’est, suite à une succession d’événements fortuits, avec des bouts de verre cassés (ou non), − culs de bouteille, cendriers gravés ou larges débris, qu’il a expérimenté, les plaçant devant son objectif pour produire des altérations de forme imprévisibles ; voire en appliquant des couches irrégulières de résine synthétique, à effet aléatoire, sur la lentille externe de son appareil. Il enrichit ainsi le vocabulaire de l’art photographique de nouveaux procédés pour altérer, modifier l’image native (− au même titre qu’autrefois les tirages à la gomme bichromatée), en une démarche, reconnaîtra-t-on, nettement différente de celle de ses illustres prédécesseurs ; de celle de Kertèsz, grâce à des prises de vue en extérieur éprises de liberté, affranchies du lien contraignant avec les miroirs déformants, comme de celle de Brandt, dont Diénès photographe apollinien s’il en fut, se libéra spontanément de la tendance à parcellariser le corps (manifeste surtout dans ses photos de plages des années 50).
Finalement, animés d’un souffle de liberté fécond, Virt, Sannes, de même que Diénès, inventeurs et praticiens de ressources ou procédés nouveaux pour contourner, discréditer ou magnifier le réel (tels leurs ancêtres pictorialistes) ont posé durant les années 70, les bases d’une mutation qui, au cours de la décennie suivante, bouleversera, surréalisme aidant, − pour ne pas dire révolutionnera, la pratique et la perception de la photographie. C’est ce que nous verrons prochainement.
Alain-René Hardy
L’ivre de nus
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