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Livre : Le jardin du large, de Bernard Plossu

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Nous partons avec Bernard Plossu pour un voyage le long des côtes, des mers, et des océans… Le jardin du large, ce sont ces lignes douces ou déchiquetées, comme un “entre-deux”, évocateur des grèves et des littoraux où les vastes paysages sont parfois occupés très modestement par de minuscules silhouettes humaines. Horizons animés de voiliers, barquettes, paquebots, silhouettes d’îles “flottantes”, paysages méditerranéens ou écossais. Ce qui frappe c’est l’horizon, la mer au sol, le ciel en l’air, le très grand air, le lointain. Dans ces photographies, la mer nous aspire, nous inspire, nous emmène plus loin que notre esprit ne peut l’imaginer. Le jardin du large, c’est une sélection serrée de 42 photographies mises en page comme des tableaux, la plupart inédites, et un essai de Jean-Louis Fabiani, compagnon de route et d’écriture de Bernard Plossu.

Arnaud Bizalion, éditeur

Masse de calme, toit tranquille, visible réserve : la mer, telle que Paul Valéry la voit du cimetière marin, est du côté de l’éternité. Elle n’est pas à notre échelle, qu’elle soit spatiale ou temporelle. Toujours recommencée, la mer est la figure du retour cyclique et de l’intemporalité. On ne peut lui assigner d’origine, et elle n’a pas de destination : elle est le lieu même de l’origine et la représentation obscure de notre destin. Elle est aussi ce qui ne peut se mesurer, ce qui nous dépasse, ce qui nous engloutit, ce qui désigne inexorablement les limites de notre maîtrise technologique. Si nous savons aujourd’hui, à la différence de nombre de nos prédécesseurs dans l’histoire, ce qu’il y a derrière l’horizon, nous ne sommes guère plus avancés quant au sort que nous réservera la mer. Nous sommes équipés de sonars et de satellites, nous nous mouvons d’une balise à l’autre en une chorégraphie parfaitement millimétrée, mais nous ne sommes pas près d’être libérés des fortunes de mer. L’épave grotesque du Costa Concordia, qu’un capitaine de comédie encastra par un beau soir d’hiver dans l’île du Giglio, au cœur de l’archipel toscan, aussi bien que le monument érigé à Tallinn sur le long boulevard qui conduit au port depuis les remparts de la vieille ville à la mémoire des 852 disparus du car-ferry Estonia en 1994, nous rappellent que la croisière peut à tout moment cesser de s’amuser. Depuis la fin du XVIIIe siècle, l’humanité a entrepris de conquérir ce que l’historien Alain Corbin appelle le territoire du vide, cette immensité sur laquelle ouvrent tous les rivages, ce point de vue qu’on prend sur la démesure et le déchaînement des éléments. Plutôt que de la haute mer, c’est du liseré que produit le contact de la terre et de l’eau dont rend compte Bernard Plossu. Comment remplir le territoire du vide ? Comment l’humaniser sans le domestiquer pleinement ? La vision balnéaire du monde est le produit de la double volonté de créer un accès sécurisé à la mer, qui va se peupler progressivement de “lifeguards on duty” et de paillottes, d’ “ombrelloni” et de châteaux de sable, et de garder la capacité de se laisser affecter par ses humeurs et par ses colères. La mer, pour nous, c’est d’abord une vue sur la mer, que détaillent à l’envi les catalogues d’agences immobilières : la construction d’un espace balnéaire a fait de nous des regardeurs de la mer. Voir la mer, sans être englouti par elle : voilà résumée l’entreprise du balnéaire. Il s’agit d’une revendication esthétique et sociale qui incarne une sorte d’utopie de la modernité : le sublime à la portée de tous.
La mer de Bernard Plossu n’a rien de spectaculaire, au sens où il se ferait le comptable de ses excès et de ses emportements. La mer qu’il photographie est souvent calme, presque familière, comme celle que viennent de quitter, un panier d’osier à la main, une mère et ses deux enfants. L’intensité des petites choses y est remarquablement saisie : la mer est le théâtre privilégié de ces moments furtifs qui ne semblent pas avoir de grande valeur dans l’instant, mais dont le souvenir n’a pas de prix. Pourtant, la photographie qui ouvre le livre n’est pas une carte postale de vacances : elle est une méditation sur l’espace interstitiel que constitue le rivage, concentré de minéralité renforcé par le signal cubiste de l’édifice qui occupe le fond de l’image. Ce que nous appelons la mer, comme dans l’expression “aller à la mer”, est plutôt le rivage, cette bordure où les choses soudain
s’appauvrissent et se dessèchent. La mer vers laquelle nous avançons peu vêtus est aussi très dépouillée. Cette mer-là est une sorte de monde fossile, qui rappelle que Plossu réunit un jour les images d’une réserve géologique sous le titre : souvenir de la mer. Le propre de la mer est en effet de se retirer, et de laisser à découvert, dans leur inquiétante nudité, les espaces ambivalents de l’estran, qu’on nomme aussi, de manière technique, la zone intertidale. Bien que Plossu ne donne jamais la mer en spectacle — ce serait bien trop facile et parfaitement étranger à sa démarche au long cours —, il ne cache rien du fait que les choses peuvent, à tout instant, tourner au vinaigre. Ciels menaçants, remous puissants, gerbes d’eau salée, fronces très longues qui viennent lacérer le plan marin, ne cessent de nous rappeler que la “masse de calme” dont parle Valéry est parfaitement trompeuse. La mer peut toujours se concevoir comme un jeu d’échelles, où l’homme n’est qu’un point minuscule dans l’espace. Même les photos de groupe disent la fragilité humaine face à la mer. Si elle se retire, la mer monte aussi : les littoraux sont les espaces les plus fragilisés par le changement climatique, ce qui ajoute au frisson que l’on ressent quand on y aborde. Ce recueil est l’inventaire des déséquilibres ; ce livre est la recension méticuleuse des plaisirs que l’on prend à lancer des défis infinitésimaux à l’immensité marine, que le surfeur réduit à l’état de figurine incarne au plus haut degré. Bien sûr, l’humanité travaille à rendre le bord de mer habitable : la paillote, devenue l’un des symboles les plus forts de l’hédonisme vacancier, où l’on peut jouer à Vendredi ou la vie sauvage à portée de main de sa voiture, est l’abri ténu qui autorise à ressentir tous les affects marins, les embruns du plaisir, tout en mangeant en tenue de bain. Plossu ne cache jamais les voitures : il montre ici qu’elles vont jusqu’aux limites de l’enlisement. La salle à manger pompeuse du restaurant encadre la mer de ses rideaux de scène : le spectacle peut commencer. Le manoir un peu tarabiscoté que l’on voit sur une autre photographie est un classique de l’architecture de plaisance : la mer est le lieu ludique par excellence où les architectes peuvent exercer leur goût de la citation et du pastiche. Les navires prennent aussi une dimension architecturale, comme on le voit dans l’admirable photographie d’une longue coursive où le “devenir immeuble” du navire est indiscutable. Presque toutes les photographies sont organisées autour de très longues lignes : le rivage est la ligne de partage par excellence, et les baigneurs, les surfeurs aussi bien que le surprenant cycliste, suivent une ample trajectoire, semblable à une orbite. La mer contribue à étirer l’image. Plossu n’oublie pas que la mer est aussi pour certains un lieu de travail et non pas seulement de plaisir : quelques photographies témoignent de la volonté d’exploiter et de sillonner la mer, comme on le ferait d’une terre. L’ouvrage s’achève par deux photographies où l’horizon s’estompe et où naît une intimité vaguement énigmatique. La mer vue d’un encadrement de fenêtre, reprise par Plossu d’une forme canonique de l’histoire de la peinture, est une pensée vive sur la composition et le cadre. La jeune femme à la beauté un peu triste qui médite sur le rivage est un hommage discret à ce qu’on pourrait appeler les ressources métaphysiques de la mer, qui ouvrent à une réflexion sans limites sur l’être, l’origine et l’infini.

LES REGARDEURS DE LA MER / JEAN-LOUIS FABIANI, Le Mottaret, juillet 2014

LIVRE
Le jardin du large
Photographies de Bernard Plossu
Arnaud Bizalion Editeur
Texte de Jean-Louis Fabiani
Français/anglais
270×220
80 pages
Relié
42 photographies en bichromie
ISBN : 978-2-36980-010-1
Octobre 2014
30 €

www.arnaudbizalion.fr

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