Les personnes âgées sont encore nombreuses à vivre dans le centre de Lisbonne. Malgré la raideur de la ville, elles gravissent les ruelles escarpées et les multiples escaliers qui la rythment. En parallèle, les politiques urbaines tentant d’attirer de jeunes générations dans le centre de la capitale ont finalement porté leurs fruits. Mais ni la ville ni les nouveaux arrivants ne nient l’importance de ces figures anciennes dans l’histoire de ces quartiers. Deux projets photographiques ont choisi de rendre hommage à ces personnes âgées, en exposant leurs visages et leurs noms au cœur de Lisbonne, dans les rues mêmes où on peut les croiser.
Dans le Jardim do Torel, sur les flancs du quartier São Jose, sont exposées 14 visages en cadrage serré, sur fond noir. 14 visages souriant en pleine lumière, qui font face au panorama vallonné de Lisbonne. Ce projet est né d’une idée personnelle du photographe, Artur Cabral : « Tout à commencé alors que je testais des éclairages sur des portraits que je faisais dans mon studio, avec mon collègue Miguel Sequeira Aço, resserrant le cadrage, l’élargissant, changeant les fonds, jouant avec le temps d’ouverture, jusqu’à ce que je trouve ce que je cherchais. J’ai réalisé alors que la lumière que j’utilisais serait parfaite pour faire le portrait de personnes au visage marqué (…). Beaucoup de personnes âgées vivent encore dans cette partie du cœur de Lisbonne, donc c’était peut-être une bonne idée. »
Mis en contact avec un élu local (Vasco Morgado), il lui présenta ce lieu : un belvédère ouvert sur la ville et sur le Tage où se trouvaient déjà les installations nécessaires. En septembre, l’exposition fut montée et depuis, les portraits n’ont plus quitté les lieux. D’un mètre cinquante sur deux mètres, les photographies imposent leur présence et interpellent le regard de leurs sourires. Ces portraits couleur mettent en avant une lecture du visage comme « le miroir de l’existence », celle de ces personnes âgées discrètes qui ont beaucoup à partager. Le titre de l’exposition résonne ainsi d’un écho votif « Obrigado », qui signifie « Merci ». Le photographe explique lui-même l’hommage qu’il a voulu rendre: « Donc nous avons commencé (Miguel et moi) à travailler sur ce projet en suivant tout d’abord un groupe de soutien aux personnes âgées du quartier de São Jose (Vassouras e Companhia). Nous allions chez les gens pour les aider en fonction de leurs besoins. C’est en s’investissant ainsi que le projet a vraiment pris sens. C’est là que se trouve l’origine de cette exposition : dire un grand “merci” à toutes ces personnes âgées qui nous ont tant donné, qui ont partagé avec nous leur expérience, leurs souvenirs, leurs leçons, leurs sourires et bien d’autres choses encore… (…). La ville de Lisbonne a encore beaucoup de quartiers où vivent des personnes âgées. Dans un passé récent, des jeunes sont venus s’y installer et ont tissé des liens avec les gens qui y habitaient déjà. En retour de ces contacts, ces échanges, ces partages, il nous semblait important de dire “Merci”. »
Sur la colline voisine, sur les pentes abruptes qui montent jusqu’au château Saint Jorge s’étend le quartier de la Mouraria. Négligé pendant longtemps, il est aujourd’hui réinvesti pour attirer les touristes et les commerces dans cette partie moins connue de la ville. C’est dans une petite ruelle tortueuse, invisible sur la carte de la ville, que se déroule l’exposition « A Tribute » de Camilla Watson. Dans les images en noir et blanc lessivées par le temps et les intempéries (qui ne sont pas des moindres quand arrive l’hiver), des instants de vie de personnes âgées sont saisis avec beaucoup de douceur et d’intimité.
Le parti-pris est ici bien différent. Les portraits exposés sont ceux de personnes âgées vivant dans cette même rue où tout est proche. Ce sont eux qui passent, plusieurs fois par jour, dans cette ruelle étroite dans leur existence quotidienne. C’est aussi sur la vie de la rue que l’on s’attarde et que les touristes préfèrent aux images de ruelles vides que seuls les tramway habitent.
L’idée murit dans l’esprit de la photographe peu après son installation dans ce quartier peu couru de Lisbonne. Elle proposa son projet lors d’un festival en 2009 et l’installa avec l’aide des organisateurs. L’exposition n’avait pas été pensé pour durer. Pourtant, au fil des années de nouvelles personnes âgées demandèrent à voir leur portrait ajouté sur les murs de la ruelle. La photographe explique « C’est un projet vivant. Tant que les personnes âgées du quartiers me demanderont de faire leur portrait, le projet continuera. Parfois, il se passe des mois sans que l’on ne me sollicite, puis un jour une nouvelle personne frappe à ma porte. Le destin de l’exposition n’est pas fixée : Elle peut continuer à vivre encore longtemps ou s’éteindre. »
Bien qu’exposées aux vues de tous, le visiteur inattentif préfère suivre la Rua das Farinhas, plus large et plus fréquentée que de se risquer dans une ruelle dont on ne sait jamais si elle va aboutir quelques part ou finir en cul de sac. Rares sont donc les personnes prenant le temps de regarder ces images. Il est vrai qu’elles se fondent si bien dans leur décors, des murs craquelés et salis par la pluie, que ces petits formats noir et blanc peuvent passer inaperçus. A moins qu’elles n’aient pas besoin d’être aperçus par tout le monde? En passant dans cette galerie à ciel ouvert, il m’a semblé rentrer dans l’intimité de la ville et de regarder les photographies de familles que la vieille Lisbonne pourrait avoir posé sur une commode dans le salon. J’ai regardé chacune de ces photographies, j’ai reconnu les murs, les portes et la rue dans laquelle je me trouvais mais je n’ai croisé personne. Aucune des personnes qui se trouvaient sur ces portraits. Mais lorsqu’à leur tour, elles passent dans la ruelle, ces personnes reconnaissent chacun des visages de leur voisin et surtout elles reconnaissent leur propre visage. Elles se croisent elle même en pleine rue et j’espère qu’elles gagnent en fierté.
La ville de Lisbonne n’est pas indifférente à la mise en valeur de son patrimoine culturel ou historique. Un projet commissionné par la Mairie même a vu le jour très récemment, un peu plus haut dans le quartier de la Mouraria. Toujours sur une idée de Camilla Watson, un parcours photographique autours des chanteurs de Fado issus de ce quartier est à présent en place dans les rues avoisinantes. Celui ci a été pensé dans la durée, ce sera une exposition permanente. Avec les portraits de personnes âgées, Lisbonne redonne non seulement une identité à ses rues mais aussi un visage.
Pour Camilla Watson il était important de faire fusionner les images avec les murs, car « les murs de ce quartier ont vieilli avec ces personnes. Il y a un esprit commun qui s’en dégage ». Mais au moment de la mise en place de l’exposition, elle n’avait pas encore l’émulsion nécessaire pour une impression directement sur les murs. Elle choisit donc de se rabattre sur une impression sur panneaux de bois qu’elle scella ensuite à même le mur. Quant aux portraits d’Artur Cabral, leur rapport à la ville se joue dans un quartier en pleine mutation, qui tend à rajeunir grâce à des politiques d’aménagement qui attirent les familles. Leur dimension et leur installation au sein d’un jardin public diffuse ainsi un lien social et intergénérationnel fort.
Mais cette présence de personnes âgées dans la ville n’a pas été documentée comme on documenterait une population statistique. Dans les deux projets, on observe qu’une légende accompagne les images. Ces légendes sont tout simplement les noms des personnes qui posent. Ils ne sont pas des modèles quelconques, des «petits vieux» qui passeraient inaperçus, des ombres dans une ville qui grandit, ce sont des personnes à part entière, avec leur dignité et leur histoire. Ce sont des personnes qui font vivre la ville de Lisbonne.
Expositions
«Obrigado »
de Artur Cabral et Miguel Sequeira Aço
Depuis Septembre 2013
Jardim do Torel, Sao Joao
Lisbonne
Portugal
http://www.arturcabral.com/exhibitions
« A Tribute »
De Camilla Watson
Depuis 2009
Beco das Farinhas, La Mouraria
Lisbonne
Portugal
http://www.camillawatsonphotography.net/