Au large de Guadalcanal en 1942, à une heure du matin, je suis sur le croiseur Vincennes, et ils sonnent le branle-bas de combat. Je roule au bas de mon lit et enfile mes vêtements, je cours dehors et monte sur le pont parce que nous venons d’être touchés.
Vous êtes tellement occupé tout d’abord à prendre des photos – je veux dire c’est la nuit. Il fait nuit noire, mais nous envoyons des fusées éclairantes en l’air et les bateaux explosent. C’est comme sur un plateau de cinéma. Des gens essayent de suppléer les absents ou les morts et courent en tous sens comme des fous, et soudain vous vous rendez compte que vous ne travaillez pas. Vous aidez les autres. Vous essayez de trouver le temps de prendre une photo. Des morceaux entiers du bateau continuent d’être soufflés, et vous n’avez pas une égratignure, mais les gens avec qui vous vous trouviez ont tout bonnement disparu. Nous commençons à faire une liste, le pont est tellement trempé de sang qu’il est comme une patinoire. Le capitaine donne des ordres pour mettre les blessés à l’eau. Bon, à ce moment-là, vous ne prenez plus de photos. Vous jetez les blessés. Vous êtes couvert de sang. Les hommes crient : « Sors-moi de là ! Sors-moi de là ! » Et vous le faîtes. Mais ça se termine, et la bataille est finie, et le noir revient.
Un bateau de la marine est une chose plutôt horrible parce qu’il est entièrement en acier. Quand vous essayez de marcher dessus, il est brûlant comme l’enfer, à cause des explosions. Ce n’est pas comme dans l’armée, quand vous êtes blessé et que vous vous mettez à l’abri. Où pouvez-vous aller sur cette étendue de métal ? Après qu’ils nous aient touché suffisamment de fois, ils ont lancé des torpilles sur nous. Nous avions 2200 hommes à bord, et peut-être un millier ont été blessés. L’ordre d’abandonner le navire est arrivé. Tout ce que vous avez à faire, c’est de sauter. Je suis passé par dessus bord avec un des photographes du bateau, et il nous manquait un gilet de sauvetage. Nous étions cinq et nous avions quatre gilets. Alors nous avons fait tourner un gilet. Vous pouviez flotter sur le dos pendant un moment, et ensuite, comme nous dérivions en flottant, nous avons rencontré de plus en plus de rescapés. Nous avions l’habitude de jouer au bridge, et deux de mes partenaires de bridge étaient dans un de ces groupes, alors nous avons passé le reste de la nuit à dériver vers d’autres ilôts de survivants pour leur demander s’il y avait des joueurs de bridge parmi eux – pour éviter de penser aux requins. Nous avons été très chanceux cette nuit-là, parce qu’il y avait énormément de sang dans l’eau, mais avec toutes les charges sous-marines qui avaient explosé, j’imagine que tous les requins avaient fui la zone. Nous avons été recueillis à peu près six heures plus tard par des croiseurs.
Je suis rentré à Guadalcanal à temps pour fêter Noël. Nous étions en patrouille avec l’armée, et la végétation était si dense que si je n’avais pas gardé mon regard fixé sur les talons du gars devant moi, la jungle se serait refermée sur moi sans que je puisse dire où j’étais. C’est plutôt effrayant quand c’est dense à ce point.
Nous sommes arrivés dans une petite clairière. Il y avait ce tank japonais, avec un crâne dessus. Je ne l’ai pas touché parce qu’il sentait trop mauvais. Il avait peut-être été posé là par une patrouille auparavant, ou peut-être était-ce les Japonais eux-mêmes, pour effrayer les Américains quand ils arriveraient là. Je ne sais pas. Mais il y avait ce crâne japonais sur un tank, et c’était juste une photo incroyable. C’est l’une des photographies des horreurs de la guerre qui est utilisée tout le temps. C’est une bonne image pour montrer aux gens qui veulent faire la guerre ce à quoi elle ressemble réellement.
(Interview du 30 septembre1994. Extrait de : John Loengard, LIFE Photographers: What They Saw, Boston, A Bullfinch Press Book, 1998)