De nombreuses choses que j’ai faites sont devenues des documents historiques, particulièrement The Grapes of Wrath (Les raisins de la colère). J’étais avec Dorothea Lange quand elle a pris des photos consacrées au travail des migrants. J’étais admiratif de ce que Dorothea faisait, et je réalisais que c’était un sujet important. Je voulais faire un livre dessus en 1937. Ce serait essentiellement un album photo, et je prospectais pour savoir qui je pourrais avoir pour faire les textes et les légendes. Comme je vivais à San Francisco, je pensais tout de suite à John Steinbeck. Il n’était pas aussi célèbre à l’époque qu’il allait le devenir, aussi je l’appelais et je lui demandais : « Est-ce que ça t’intéresserait de travailler sur un livre comme ça ? ». Il dit : « Bien sûr. Viens donc me voir, et nous déjeunerons, et nous en discuterons. »
Il avait une petite maison charmante près de l’université Stanford et nous avons parlé du projet. Steinbeck était, j’hésite à utiliser le mot enthousiaste, mais l’idée de le faire lui plaisait. Il dit : « Le seul problème, c’est que je suis en train de préparer une édition (je pense que c’était Des souris et des hommes), donc pendant la semaine je ne serai pas libre. Mais je pourrais travailler dessus pendant les weekends. »
« Ça me va », répondis-je. Je chargeais mon break de nourriture bon marché – de la viande et autres – et nous allions à Central Valley. Nous avons travaillé pendant sept weekends. Tous ceux que j’ai photographiés venaient de l’Oklahoma. C’était des personnes déplacées à cause du Dust Bowl (tempêtes de poussières qui ont frappé les États-Unis à répétition pendant les années 30). De braves fermiers. Peu éduqués, mais vivant dans la crainte de Dieu.
Après deux mois passés à faire cela, j’appelais John et je lui dis : « J’ai assez de photos pour le livre maintenant. Est-ce qu’on s’y met ? »
« Je suis désolé de te dire ça », m’a-t-il répondu, « mais cette histoire est trop importante pour un album photo. Je vais en faire un livre. » Et c’était fini. J’étais très désappointé, bien sûr, mais quand je lui avais demandé de m’aider, je savais qu’il était romancier. J’aurais dû réaliser qu’il allait écrire son propre livre. J’ai donc continué, sans regarder en arrière. Après que Les raisins de la colère soient devenu un bestseller, Life magazine a publié deux pages de mes photos, montrant les vrais personnes du roman. Et la 20th Century Fox les a utilisées pour préparer le casting du film.
Avez-vous aimé le film ?
Oh, il était magnifique. Peut-être étais-je trop critique à l’égard du livre, en raison de mon désappointement et de ma jalousie et tout ça, mais alors que le temps passait, j’ai vu l’effet qu’il faisait sur les jeunes, qui n’avaient pas idée que ce monde-là existait. L’effet du livre et du film était juste formidable.
Mais des années après, j’ai lu une biographie très fouillée de Steinbeck, qui m’a fait réaliser que Steinbeck n’avait jamais mentionné mon nom à aucun moment, en aucune circonstance… bon, j’imagine que c’était une question d’ego : c’était son livre. Il avait aussi assez mal supporté le fait que sa femme fut celle qui avait suggéré le titre, Les raisins de la colère. Mais ce titre était trop bon pour qu’il puisse s’en passer.
(Interview du 13 août 1993. Extrait de LIFE Photographers: What They Saw, Bullfinch Press, 1998)
John Loengard