La photographie de ce singe a été publiée tellement souvent que je l’appelle le singe sur mon dos (NdT : expression anglo-saxonne faisant référence au caractère addictif et asservissant des drogues dures, notamment l’héroïne). Elle a été prise en 1939 pour un reportage sur le projet mené par l’École de médecine d’Harvard d’étudier les singes à Puerto Rico. Une après-midi, tous les docteurs étaient là, et un petit garçon est venu vers moi en courant et a dit : « Un singe est dans l’eau. »
Je suis descendu, et ce singe était effectivement dans l’eau et semblait déterminé à y rester. « Il ne revient pas », je dis. « Je ferais mieux d’aller le chercher ». Je ne sais pas pourquoi je me suis senti responsable, mais j’ai mis mon Rolleiflex sur mon dos et je me suis mis à nager.
Je me tenais sur le récif de corail le plus souvent possible et puis je me remettais à nager. Finalement, je me suis retrouvé en face du singe. Je ne pense pas qu’il ait apprécié ma présence, mais il s’est assis sur le récif et j’ai pris une douzaine de clichés.
Pour moi, j’avais l’impression que ce singe décrivait l’état du monde à cette époque. Il était sombre et en colère. Il y avait beaucoup de nuages noirs s’amassant alentour. Beaucoup de gens m’ont dit qu’ils étaient effrayés en regardant ces photos. J’ai distribué un certain nombre d’impressions. Quelqu’un en a acheté une à une vente de Sotheby. Elle est partie pour 6400 dollars.
Pensez-vous que la photographie est un art ?
C’est pas mal de choses. Si vous êtes un Ansel Adams ou un Edward Weston, c’est de l’art. Mais seulement ça. Et c’est tout. Mais si vous travaillez avec les gens, ça doit être bien plus que de l’art, et les gens sont pratiquement la seule chose avec laquelle je travaille.
Vous devez savoir comment lire les composantes de ce qui est en train de se produire. Quand quelque chose se présente à vous, devant vos yeux, vous devez le saisir très rapidement, autrement vous l’avez raté. Mais quand vous demandez si c’est de l’art, à vrai dire je ne suis pas d’accord avec ça. Que ce soit de l’art ou non, c’est de la photographie. Vous observez et vous décidez que cela fera une image. Il y a beaucoup de choses que je recherche. Chaque travail est un peu différent.
Prenez les quintuplés Dionne, par exemple.
Oh, je savais que ça finirait par venir sur le tapis. [Rires]
Cela vous embête ?
Quelle importance ? Le photographe de Hearst était là au même moment, et il les a alignés, 1, 2, 3, 4, 5, sur les marches pour les journaux du jour. J’ai trouvé ça un peu cucul, mais je me suis rapproché de lui et je lui ai demandé de me laisser prendre cette photo moi aussi. Je me demandais juste ce que nos éditeurs feraient avec un tel cliché. Et, mon Dieu, ils l’ont mis en couverture.
John Loengard
(Interviewed on August 15, 1993. Excerpted from: John Loengard, LIFE Photographers: What They Saw, Boston, A Bullfinch Press Book, 1998)
[The photographs, by Hansel Mieth © 1939 Time Inc. and 1940 Time Inc., are courtesy The LIFE Gallery of Photography.]