Ils sont venus. Ils sont presque tous là : Nachtwey, les 2 Turnley, Bouvet, Delahaye, Chauvel, Haviv, Van Der Stockt, Yaghobzadeh… Les légendes du photojournalisme du siècle dernier, les étoiles de l’age d’or du reportage.
Et chose hallucinante, la plupart sont venus à leurs frais faute de trouver des garanties ; Ils sont venus pour témoigner quand même !
Un formidable papier raconte cette histoire.
Il est signé Laurence Haim une des plus brillantes journalistes françaises, qui vit à New York.
Il est publié dans le magazine online Air Mail de Graydon Carter, l’ancien directeur mythique de Vanity Fair.
Lisez ce papier de Laurence Haim. Il entrera dans l’histoire comme le chant du cygne d’une expression qui disparait : le photojournalisme et ses supports longtemps privilégiés : les magazines papiers !
Jean-Jacques Naudet
Les Vétérans irréductibles ; Au Nom de Kiev et du Journalisme
Texte par Laurence Haim
Une version différente de cet article a d’abord été publiée dans Air Mail www.airmail.news, le magazine en ligne fondé par Graydon Carter et Alessandra Staley.
“J’ai autre chose à faire que du jardinage pendant que cela se passe.”
A 72 ans, regardant mi-février les informations à la télévision chez lui à Paris, le photojournaliste français Patrick Chauvel est bien déterminé à couvrir la situation en Ukraine, avec ou sans commande.
Il se tourne pour regarder sa femme, la réalisatrice Anna Pitoun, et elle comprends vite qu’il n’y a comme d’habitude aucun moyen de l’arrêter. “Il n’a jamais rien voulu rien faire d’autre ”reconnait-elle avec amour.
En commençant par la guerre du Vietnam, qu’il a couverte à 19 ans, Chauvel a rendu compte de 34 conflits. Blessé sept fois au cours de sa carrière, il a décidé que rien ne le dissuaderait jamais de “documenter cette histoire en Ukraine.” Et plus que jamais, ce père de cinq enfants, marié cinq fois, se refuse à rester tranquille chez lui. Cette fois, il a eu de la chance: Début Février l’hebdomadaire français Paris Match avait accepté sa proposition d’aller en Russie faire un reportage sur des école militaires et le patriotisme ; Le magazine lui a réservé un billet Paris-Saint-Pétersbourg en passant par Amsterdam. Mais alors qu’il est en escale à l’aéroport d’Amsterdam, il apprends que les troupes russes avancent vers l’Ukraine, il persuade très vite ses rédacteurs en chef “de changer son billet vers la Russie pour l’Ukraine”. Le reporter Nicolas Delesalle qui va venir le rejoindre part chercher en urgence son gilet pare-balles à son domicile. Anna aura comme d’habitude assisté au mieux son époux pour son nouveau départ en extrême urgence…
Il n’est pas le premier journaliste “très expérimenté” là-bas, comme le disent élégamment les rédactions pour qualifier les plus de 50 ans. Son collègue Alfred Yaghobzadeh, 64 ans, est lui arrivé à Kiev quelques jours plus tôt alors qu’un rédacteur-en-chef pensait “qu’il était à l’hôpital à Paris pour un check-up.”
Alfred, cherchant aussi « à documenter l’histoire », n’a dit à personne qu’il partait sauf à sa femme Nadine, professeure de yoga, qui selon lui “est habituée à ce type de comportement”. Il est le reconnait-il “accro à ce métier. C’est mon devoir de voir ce qui se passe.” Comme d’autres journalistes vétérans en Ukraine, ce photographe indépendant n’a jamais baissé les bras, bien qu’il ait été blessé au Liban, enlevé à Gaza et blessé par un obus de char en Tchétchénie. Ses photos ont été publiées dans le monde entier à l’âge d’or du journalisme.
Mais malgré ses multiples récompenses obtenues à travers le monde pour montrer au mieux l’histoire et défendre le journalisme sérieux, lorsque le conflit éclate en Ukraine, aucune commande ferme n’arrive. Le téléphone ne sonne plus comme au bon vieux temps. Alors, Alfred décide de partir à ses frais. “C’est mon travail. Je ne peux pas rester à la maison. J’ai besoin d’action, j’ai besoin d’être témoin de l’histoire. Cela a toujours été toute ma vie et cela ne changera pas. C’est comme une addiction à l’héroïne – vous ne pouvez pas vous arrêter.”
Et une fois sur place, il a réussi à obtenir une petite mission pour réaliser un reportage pour un journal français.
Mais sans beaucoup de frais il se fait héberger dans la chambre d’un confrère français dont le journal paye l’hôtel ; Une pratique courante dans ce monde des indépendants, plus que tout il faut être la pour témoigner.
Comme on les appelle dans ce métier “Alfred et Chauvel”, ces journalistes indépendants ne reculent devant rien pour faire au mieux leurs métiers. Comme toujours depuis quelques années, ils ont pris un billet d’avion sans se concerter, répétant les mêmes mots à leurs proches : “Il faut qu’on soit là. C’est toute notre vie et cela ne changera pas.”
Tous déterminés à couvrir l’Ukraine et le siège de Kiev. Il y peu de femmes dans ce groupe mais comme souvent sur la plupart des conflits, leur sœur de terrain la grande reporter du Journal du Dimanche Karen Lajon, 63 ans, qui reconnait : “Je suis peut-être une vieille dame maintenant, mais ce travail est ma vocation. C’est l’histoire de ma vie.”
Elle est en Ukraine l’une des rares femmes journaliste de plus de 55 ans à couvrir la situation sur le terrain, rejointe par la correspondante d’ABC News Martha Raddatz 69 ans et Lyse Doucet, 63 ans , la grande reporter du service étranger de la BBC ; Ces derniers jours la célèbre journaliste Christiane Amanpour de CNN , elle aussi n’a pas hésité à plus de 64 ans et malgré une maladie officialisée quelque mois plus tôt à cet appel du terrain de Kiev.
Des femmes bien “expérimentées” courageuses mais avec des contrats et frais payés sur place.
Pas comme ces photojournalistes vétérans indépendants décidés à venir quoi qu’il en coûte pour montrer ce qui se passe. La plupart d’entre eux font partie du “groupe Bosnie”. Tous ont couvert ensemble de longs mois la guerre des Balkans et le siège de Sarajevo il y a 30 ans. Parmi eux : Ron Haviv 56 ans, Laurent Van Der Stockt 58 ans, Luc Delahaye 60 ans, John Stanmeyer 58 ans, Eric Bouvet 60 ans, Frédéric Lafargue 54 ans, Jérôme Sessini 54 ans et les “News jumeaux” célèbres dans les années 90 David et Peter Turnley 66 ans qui sont venus un peu plus tard et sont restés à la frontière. (Tous les autres début Mars sont à l’intérieur de Kiev en attendant l’attaque russe.)
Ron Haviv de l’agence VII reconnait : “il nous a fallu parfois un moment pour nous reconnaître, vu le temps qui s’est écoulé, et la plupart d’entre nous avons des cheveux blancs… mais le sentiment général est le même qu’il a toujours été : des gens intéressés à documenter l’histoire, à montrer au monde ce qui se passe et à espérer qu’il y aura une réaction en travaillant ensemble.”
Et c’est peut-être leur dernier combat pour ce type de journalisme qu’ils aiment tant… Ils n’ont donc pas été surpris de se retrouver à leur arrivée dans la capitale ukrainienne comme une vraie bande de potes de terrain avec Chauvel plaisantant comme toujours un peu cyniquement disant avoir eu l’impression d’être “dans une maison de retraite pour fumeurs.”
Dès son arrivée en Ukraine, l’américain Ron Haviv est resté concentré sur ses images à faire. Il signe tous ses e-mails avec son nom, prénom et ces deux mots “en transit.” Lui qui a pris une photographie emblématique de civils assassinés par des tireurs d’élite pendant le siège de Sarajevo, se veut aussi basé à Kiev.
Et comme tous ses confrères souvent amis, il a eu aussi du mal à trouver des commandes. La transformation digitale de la presse écrite a pratiquement éliminé les budgets et la manière dont les magazines publiaient sur du papier chaque semaine de magnifiques photos faites par des professionnels sur un événement d’actualité. En 2022, Kiev n’est pas Sarajevo ou Beyrouth et plus rien pour les photographes indépendants n’est pris en charge.
Seules désormais les chaines de télévision majoritairement anglo saxonnes disposent d’énormes moyens. En Ukraine, elles ont même testé leurs nouvelles technologies pour leurs spéciales avec des drones filmant des ruines et parfois des correspondants payés plusieurs millions de dollars multipliant des directs en situation avec des gilets pare-balles et gardes de sécurité à leurs côtés parlant d’un bombardement qui allait arriver.
Des équipes de jeunes journalistes sont chargées aussi de vérifier depuis New York, Liev ou Londres des photos souvent prises par des citoyens journalistes activistes d’un jour témoins d’une situation.
Parfois les chaines se servent pour leurs audiences des anciens photojournalistes racontant en direct à une star en gilet pare balle “leur travail et courage d’être là” ou achetant leurs photos pour rapidement produire un clip bien émotionnel sur le drame des réfugiés avec beaucoup de musique en fond sonore.
Ron Haviv lui essaye de rappeler à chaque instant le sens d’être là. Ce junior de 56 ans parmi les seniors a décidé de se rendre en Ukraine, convaincu que ce serait “une histoire importante.” Il a dû payer tous ses frais de voyage de sa poche, ses fournitures y compris un téléphone satellite, des équipements de protection individuelle, etc. Pour l’instant, il a trouvé un travail de plusieurs semaines pour 1843, un magazine numérique produit par The Economist.
Pour lui, ce qui se passe en ce moment « n’est pas seulement un mouvement organisé de personnes, mais un véritable nettoyage ethnique devant les caméras pour que le monde entier puisse le voir.”
Et comme tant d’autres, lorsqu’on lui demande pourquoi il fait encore ce qu’il fait, il répond : “Comment ne pourrais-je pas ? ”
Comme lui, ces anciens journalistes sont des photographes, des reporters et des cinéastes primés qui ont consacré leur vie aux problèmes sociaux, humanitaires et politiques définissant leurs vies et carrières. Ils ont rarement été salariés d’importants organes de presse comme l’Associated Press qui, en ce moment, “préfère ne donner aucune information sur nos journalistes en Ukraine.”
La plupart des membres de cette vieille garde de photo reporters ont fait Gaza, Cuba, la Somalie, l’Afghanistan, la Bosnie, l’Irak et Grozny ensemble. Mais malgré leur immense bravoure et leur dévouement, ils ont tous été durement touchés par le nouvel ordre du journalisme. Et ils n’utilisent pas souvent Twitter et YouTube.
Pour tous en Ukraine “ce n’est pas seulement une question de courage d’être là mais un impératif pour nous d’essayer à nouveau de faire la différence avec notre travail, quoi qu’il arrive.”
Extrêmement sérieux et disciplinés, ils ont aussi vite compris que cette guerre en Ukraine est bien différente des autres : “Nous avons un accès très difficile au front… même pour prendre en photo une gigantesque barricade sur une route déserte avec un drapeau ukrainien à côté d’un drapeau européen c’est très compliqué.”
Il y a eu en effet dés leurs arrivées sur ce terrain si sensible beaucoup de paranoïa parmi les Ukrainiens restés au pays, et malgré son expérience et sensibilité, Chauvel a failli être “lynché” par une femme dans un train. Un petit groupe s’est alors précipité sur lui en hurlant qu’il était un espion et que les photos seraient utilisées par les Russes et leurs satellites pour déterminer leur emplacement.”
“Les Ukrainiens sont sympathiques quand ils nous voient prendre des photos de réfugiés, mais c’est vraiment difficile d’aller au front et de photographier les volontaires ukrainiens armés comme nous l’avons fait par le passé”, le confirme Alfred G. Lui aussi a eu des grandes difficultés dans les rues de Kiev à prendre des photos de soldats et même la simple image du mur d’une Ambassade.
Comme d’habitude, ces photographes aguerris se sont servis de leurs interprètes et de leurs charmes pour essayer de convaincre, mais cela s’est souvent avéré impossible.
Tous ont souvent dans ce conflit été inquiets “du manque d’expérience de certains jeunes reporters qui ont couvert quelques manifestations à Paris pendant les Gilets jaunes et qui arrivent maintenant.” Chauvel à 72 ans a dû expliquer à un collègue plus jeune de “ne pas porter son casque assis dans la voiture près des points de contrôle pour ne pas être confondu avec un soldat. Ou de mettre son gilet pare balle collé contre les vitres pour éviter les débris de verre en cas d’attaque.”
Mais en Ukraine, cette guerre n’épargne personne. Et blesse toutes les générations : Maks Levin , photojournaliste et documentaliste ukrainien chevronné qui aide Chauvel dès son arrivée disparait et est retrouvé mort au nord de Kiev début avril trois semaines après après sa disparition ; Il avait 40 ans. Le célèbre « PZ » Pierre Zakrzewski, 55 ans, cameraman expérimenté de Fox News qui a couvert de très nombreux conflits meurt le 15 mars lors d’une fusillade contre sa voiture. Le correspondant de la chaine Benjamin Hall est très grièvement blessé et la journaliste ukrainienne de 24 ans avec eux Oleksandra “Sasha” Kuvshynova décède aussi. Né en 1964 le photographe journaliste suisse Guillaume Briquet est blessé au visage début mars dans le sud de l’Ukraine. Lui aussi a couvert des zones de guerre notamment en Syrie, où il a accompagné des groupes rebelles islamistes.
“Un commando des forces spéciales russes” selon son interview à TV5 monde “tire quatre balles sur la vitre de sa voiture bien identifiée Presse dans la région de Mykolaïv”. Il est ensuite “brutalement tiré du véhicule.”
Ils le menacent et lui prennent tout son argent. Il ne cesse d’hurler “journaliste, journaliste.” Il n’est pas tué.
Sur BFM, à son retour début mars, il s’adresse aux pigistes qui se précipitent en Ukraine : “C’est ma carte de presse qui m’a sauvé la vie. Sans elle, vous serez considéré comme espion et abattu sur place.” La reporter ukrainienne Oksana Baulina, 42 ans travaillant pour The Insider est tuée le 23 mars par, selon Reporters sans Frontières, « un drone kamikaze » dans la banlieue de Kiev. Brent Renaud réalisateur de documentaires de 51 ans est tué lui aussi à Irpin et son collègue américain colombien Juan Arredondo blessé. Tous deux étaient venus à leur compte sans beaucoup d’assurance ni professionnelle ni médicale et un fond de soutien est lancé pour aider leurs familles…
Les anciens le disent publiquement et aussi en soupirant entre eux: “cette guerre-là n’est pas pour des débutants qui ont juste couvert des manifestations avant de débarquer ici.”
Le photographe expérimenté Derek Hudson abasourdi tire la sonnette d’alarme : “Je suis effrayé de constater sur Instagram que des photographes jeunes ou d’un certain âge sans commande ni expérience partir sur une telle situation. Et si vous êtes gravement blessé qui s’occupera de vous? YOU ARE JUST IN THE WAY. Think about it.”
Sur tweeter il ajoute aussi “Pour qui et dans quel but vais-je couvrir une guerre en tant que photographe indépendant sans le support d’une entreprise médiatique qui me soutiendra en toutes circonstances? Je crains qu’il y en a déjà trop qui sont partis pour leurs propres égos.”
Un début de polémique débute sur les réseaux sociaux avec des appels de ces vétérans qui se multiplient pour éviter le pire à des jeunes indépendants qui rêvent de leur ressembler. Et rien n’est facile.
Les vétérans reporters savent que dans les années 80, ils ont eux aussi souvent débuté à leurs frais à Beyrouth ou au Nicaragua… Mais très vite, là-bas une fois sur place ils étaient en commande, chouchoutés et maternés par Time, Newsweek, le Sunday Times Magazine, The Observer, The Telegraph, Vanity Fair, Financial Times Magazine, Stern, Spiegel, Paris Match, Vogue France, The Independant, Geo Magazine et bien sur Life aujourd’hui disparu.
En Ukraine plus personne n’est vraiment là pour eux.
En quelques années, tous les services photo de ces journaux papier ont dû réduire leurs budgets, résilier leurs contrats et pour certains fermés leurs portes.
Fini l’affrètement d’un petit jet privé vers l’Ukraine comme en 1992 où un hebdomadaire américain l’avait fait pour envoyer son photographe préféré du moment en Somalie depuis Nairobi, avec une rédactrice-en-chef disant : “nous ferons tout pour lui et ses collègues.”
En 2022 le même photographe tente depuis un mois de partir pour une association humanitaire en Ukraine mais préfère modestement ne pas en dire plus.
Alors au-delà du danger, personne ne veut vraiment finalement complètement décourager une jeune génération à être sur ce terrain pour témoigner.
Certains en Ukraine sont même rejoints par leurs fils …
Tel père, tel photographe… comme Frédéric Lafargue (54 ans) et son fils Raphaël (26 ans) , ou Alfred (64 ans) et son fils Raphael né en 1991 comme le souligne son père “pendant la guerre du golfe et pour des raisons de sécurité à Kiev, je loge dans un autre hôtel que lui mais on s’appelle tous les jours.”
Jean-Michel Psaila fondateur de l’agence Abaca Press à Paris gère un fils et un père. “Pour le fils, je lui conseille de travailler avec soin, et de livrer un contenu éditorial de qualité. Le père n’a pas besoin d’entendre ça, mais de comprendre ce que veulent les journaux et de s’en tenir au contenu éditorial qui lui a été demandé. Je lui répète sans cesse qu’il ne sert à rien de prendre les photos qui rendent le photographe heureux. Elles doivent d’abord être publiées, et c’est un sujet un peu sensible car ces talentueux photographes ne veulent pas toujours l’accepter. Le fils écoute attentivement. Le père, lui, entend.”
Pour Psaila, “la mort de Daniel Pearl a été un signal d’alarme pour une génération de journalistes qui ont réalisé que le risque d’être pris pour cible ou pris en otage était plus élevé que jamais.” La contraction des budgets des journaux les a amenés à se retirer peu à peu avec l’arrivée d’une nouvelle génération de journalistes. Mais le conflit en Ukraine a ravivé les frustrations et conduit de nombreux journalistes chevronnés à s’y rendre, livrant ce dernier combat pour un journalisme sérieux.
Ces anciens toujours grands reporters en Ukraine sont aussi parfois submergés d’émotion par ce que le photojournaliste français Eric Bouvet (60 ans) appelle “la dignité humaine du peuple et ici on voit la vraie humanité.” Ainsi, certains d’entre eux aident parfois avant ou après une photo des civils à traverser une route avec un animal de compagnie, leurs larmes au coin des yeux avant de se cacher comme toujours derrière l’objectif.
A l’occasion de la Journée Internationale de la Femme, Eric Bouvet a très brièvement transporté quelques fleurs apportées par des maris pour leurs épouses à un poste de contrôle à Irpin. Pour Dimitri Beck, directeur de la photographie de Polka Magazine gérant Bouvet sur le terrain, “l’Ukraine est pour Eric et les autres l’histoire de leur vie. Ils ont couvert la chute de l’URSS, le mur de Berlin, le conflit bosniaque, donc ils doivent être là pour ça. Ils sont passionnés, toujours en forme et pas prêts à lâcher.”
A 60 ans, son photographe Eric Bouvet, est définitivement quelqu’un qui ne lâche rien. Bouvet a fait preuve d’une immense bravoure en couvrant Grozny et le siège de Kiev en 2014, mais comme tant d’autres, son travail s’est tari ces dernières années. Plus personne ne décroche le téléphone lorsqu’il appelle pour présenter un reportage international, et il doit souvent attendre des mois pour un simple “non” à ses idées. Il était tellement frustré qu’il a simplement cessé d’appeler les responsables des journaux et a investi son propre argent pour se produire. Il a couvert la situation Covid dans les hôpitaux français pendant deux ans. Bien qu’il ait pu vendre quelques photos, ce n’était pas suffisant.
Triste, il a décidé avec regret de ne pas aller en aout dernier en Afghanistan et à passer quelques semaines à faire de l’escalade dans les Alpes françaises avec un énorme appareil photo pour faire de la photographie de nature, dormant souvent dehors en regardant les étoiles et le Mont Blanc. Mais lorsque la crise a éclaté en Ukraine, il a acheté un aller simple pour Kiev : “J’y étais en 2014. C’est l’événement le plus important du siècle, et je veux être là pour le vivre.”
Lorsqu’on lui a demandé pourquoi il faisait toujours ce qu’il faisait, il a répondu: “J’ai 60 ans, donc je peux faire ce que je veux.” Polka, magazine français publiera ses photos dans un article de 10 pages à paraître fin juin. Le projet lui rapportera quelques euros après impôts, mais pour Bouvet, “l’important, c’est que mon travail soit vu.” Comme la plupart des seniors qui travaillent sur le terrain, il travaille seul en Ukraine, change souvent de lieu pour suivre ce qui se passe, dort parfois chez des habitants et évite les grands hôtels avec “les équipes télé et le cirque Barnum des médias.”
En mars il affirmait vouloir rester “le plus longtemps possible.”
Et rien ne fut facile ; Son histoire en dit long sur cette drôle d’époque où un photographe gagne parfois en une demie journée quarante mille dollars pour photographier sous contrôle à Hollywood une star de cinéma et un autre qui a couvert des dizaines de guerre s’endette pour témoigner sur l’Ukraine
Bouvet lui n’aime pas beaucoup les vedettes télé en gilet pare balle et est toujours déterminé à ne rien laisser passer.
En février ce photojournaliste très franc du collier ne tient plus en place “déterminé à partir au plus vite.” Polka magazine, lui offre une “petite garantie.”
Dimitri Beck le directeur de la photographie propose vite à la chaine parlementaire LCP un documentaire de 52 minutes sur la situation et le travail du photojournaliste sur place produit par l’agence de presse Tony Comiti Productions.
Tout est bouclé en moins de 48 heures avec selon Beck “les planètes qui se sont alignées pour permettre à Eric de travailler sur place dans des conditions satisfaisantes.”
Une situation en effet rarissime dans ce nouveau monde où un journaliste indépendant doit en général attendre plusieurs mois la réponse d’un diffuseur et d’un producteur.
Un autre homme veut aussi aider Bouvet qu’il a rencontré via son épouse Véronique : Amaury Mestre de Laroque, l’ancien directeur du magazine numérique 01NET.
Cela fait des mois qu’il produit bénévolement une maquette pour promouvoir sur les réseaux sociaux “Hexagone” le livre de Bouvet sur la France. Des “Sonoramas” mélanges de sons et photos et à ce jour jamais encore diffusés.
Le 28 février, le journaliste sur la route de sa maison de campagne avec ses deux enfants reçoit un appel de Bouvet lui annonçant “Je pars en Ukraine.” Immédiatement il lui propose de réaliser toujours bénévolement d’autres Sonoramas depuis là-bas. Chaque jour le photographe lui téléphone : Une conversation de 20 à 30 minutes émouvante et factuelle mélangeant le ressenti et les photos.
Amaury enregistre l’appel, monte seul sur son Final Cut Pro une version de 2 à 5 minutes avec les images du jour du photographe.
Postés sur Instagram et Facebook le succès en France est immédiat; en quelques jours, les Sonoramas sont vus par plus de 30000 personnes mais là aussi cela n’est pas financièrement suffisant. Au bout de trois semaines personne n’a d’argent pour maintenir Bouvet à Kiev!
Amaury à 46 ans reconnait “on est des nases car on ne sait pas utiliser Twitter” mais il a su brillamment faire mieux reconnaitre le travail de Bouvet sur les réseaux qui avait déjà son compte Instagram.
C’est donc grâce à ces Sonoramas, que des responsables du festival de photos de Venise décide en les écoutant d’aider financièrement Bouvet à rester quelques jours de plus à Kiev. Le festival lui propose cela en échange d’une conférence et d’un workshop en Avril en Italie.
Amaury surpris par le succès des Sonoramas et nouveau rédacteur en chef du CIDJ espère simplement que son engagement incroyable permettra “à Éric de continuer au mieux à témoigner.” Dans ce monde où les photos journalistes si experimentés doivent toujours continuer de convaincre comme à leurs débuts pour rester, on entends donc dans le Sonorama 28 Eric depuis Kiev dire “au revoir.”
Dans le suivant il raconte en souriant “être resté” et décrit sa journée documentant le centre commercial de Kiev complètement bombardé avec son collègue connu sur d’autres conflits, James Nachtwey.
Blessé à Bagdad en 2003, Nachtwey est l’un des photojournalistes de guerre les plus acclamés au monde, souvent comparé à Robert Capa.
Lui aussi dès les premiers jours de l’invasion russe, a voulu être à Kiev ;
Avant de prendre son train pour la capitale, il a envoyé un message au groupe : “J’arrive avec trois valises en train. Sans voiture, je pourrais certainement utiliser un lift si quelqu’un est en ville et n’est pas occupé à photographier.”
Quelques heures plus tard, Alfred a croisé son “bon ami dans la rue.” Ils ont brièvement bavardé et Nachtwey lui a confirmé “Je n’ai pas de commande.”
Lorsqu’on l’interroge et lui demande pourquoi il est venu, Nachtwey réponds simplement par courriel : “L’invasion russe de l’Ukraine a commencé alors que j’étais en Afghanistan pour travailler sur une histoire. J’ai continué un moment puis je n’ai pas pu résister à l’appel de l’Ukraine. Il a fallu 5 jours de voyage sans escale de Kaboul à Kiev.”
Tous comme lui connaissent leurs risques, cela aussi fait partie de leur manière de vivre et du dévouement à vouloir toujours témoigner.
Ils ne recherchent pas la gloire, mais comme le répète Ron Haviv “simplement que les gens soutiennent le journalisme qui se fait ici. Cela pourra être une longue histoire et la documenter correctement nécessitera un investissement financier substantiel.”
Pendant des années sur les terrains du monde, ils se sont soutenus en photographiant les peuples et guerres, à Gaza, Mogadiscio, Beyrouth, Jérusalem, Johannesburg, Grozny, Sarajevo, Bagdad, Kaboul, Port au Prince et New York après le 11 septembre.
A Kiev, ils et elles sont encore-là, leurs cheveux grisonnants, Leica ou Canon en bandoulière et leurs cœurs bien vaillants d’idéalisme et de photos à faire pour toujours montrer au mieux notre monde qui vacille.
Pour la petite histoire il était sans doute normal qu’avec ses collègues et amis de vies de Kiev et d’ailleurs, Nachtwey célèbre mi-mars en toute intimité dans la capitale ukrainienne son 74-ème anniversaire ;
Aucune photo de cette soirée n’est parue car pour eux “nous ne sommes pas l’histoire, l’histoire c’est l’Ukraine, point barre.”
Et comme Nachwtey par courriel le souligne encore “My purpose is to create a human connection between the people I photograph and the millions of readers worldwide; to express a sense of outrage and a sense of compassion; to hold the perpetrators of these crimes against humanity accountable; to add my contribution to the critical mass of information that will empower change / Mon but est de créer un lien humain entre les les gens que je photographie et les millions de lecteurs dans le monde; exprimer un sentiment d’indignation et de compassion; tenir les auteurs de ces crimes contre l’humanité responsables; ajouter ma contribution à la masse critique d’information qui permettra le changement.”
Laurence Haim
Une version différente de cet article a d’abord été publiée dans Air Mail www.airmail.news