Depuis la Vénus sortie des eaux de Botticelli (1485), chef d’œuvre qui a fasciné des générations d’artistes pour sa beauté et sa charge dynamique de symboles sexuels, divers photographes du monde entier s’en sont inspirés consciemment ou inconsciemment pour associer le corps féminin à la mer, comme une quête subliminale de retrouver “l’origine du monde”, l’origine de la vie en toute simplicité. L’image qui vient immédiatement à l’esprit est celle de l’adolescente en maillot de bain dans une posture spontanée et gauche de l’artiste néerlandaise Rineke Dijkstra. D’où la surprise de découvrir au Festival de la photographie de Pingyao de 2014 ces clichés étonnants de Wu Zhengzhong, un vétéran de la photographie documentaire de Qingdao, ville construite par les Allemands qui l’ont occupée de 1898 à 1922, connue dans le monde entier grâce à la marque de bière éponyme.
Wu découvre, un beau jour de l’été 2009 dans une station balnéaire de Qingdao, quelques baigneuses masquées. Trouvant cela plutôt curieux, il prend quelques clichés au hasard. En revenant au même endroit en 2012, Wu s’aperçoit que non seulement les baigneuses masquées ont crû en nombre, mais qu’il y a désormais même des maillots avec masque intégré. Un de ses amis, le meneur d’une équipe de baigneurs d’hiver, lui explique alors que la pionnière des masques de ce genre — aujourd’hui disparue — s’appelait Madame Yuan Xueying. Elle travaillait dans l’industrie textile, et c’est elle qui a eu l’idée d’utiliser des chutes de tissus pour réaliser des bonnets de bain à ses équipières, puis devant le succès de Spiderman au cinéma, a transformé les bonnets en masques. Ses copines ont fini par trouver un intérêt dans ces masques et pris l’habitude de les porter. Wu Zhengzhong, pour publier son reportage intitulé Apparition de Spiderman à la station balnéaire de Qingdao, a interrogé ces porteuses de masque. Parmi les motivations fournies, elles ont cité : protection contre le soleil, protection contre les puces de mer et les méduses, ainsi que des insectes provenant de la pollution. Car, en raison de certaines usines dans le voisinage de la station balnéaire qui déchargent directement leurs eaux polluées dans la mer, l’eau de mer de Qingdao est devenue particulièrement sale.
Nonobstant ces observations, les “Vénus” de Wu Zhengzhong ont quelque chose de fascinant. D’abord, au vu de ces chairs débordante du maillot de bain, on sait que ce sont des dames d’un certain âge, bien éloignées des silhouettes alléchantes qui font fantasmer ces mateurs professionnels des plages. Comme leur visage reste caché, il ne reste plus à l’œil du lecteur qu’à reluquer les maillots, les bracelets de jade, les modèles de lunettes de natation, les détails de la peau dénudée à divers degrés de dégradation due à l’âge ou à l’alimentation, la taille des bras et des cuisses, les attitudes, les sourires voilés ou les crispations ressenties. On appellerait à tort ces apparitions de “Facekini”, or il n’y a ici rien de la photographie de mode. L’option prise par Wu d’une observation en stricte objectivité du plus pur auguste-sanderisme, dénué de voyeurisme, suggère la possibilité de “série” facilitant classifications et comparaisons. Les degrés de sophistication des masques-bonnets, le port des lunettes de natation à l’intérieur ou à l’extérieur rajoutent des touches de comique ou de kitsch involontaires. L’harmonie ou la dichotomie entre masque et maillot, la personnalité ou le caractère formé par l’ensemble de la combinaison, le tout dans un format standardisé du modèle posant debout dans l’eau, l’eau d’une mer calme, au ciel nuageux mais d’un gris sans nom, avec l’horizon à hauteur des épaules… Ces Vénus posent seules, avec courage ou en toute timidité, et lorsqu’elles posent à deux, parfois à trois, il y a une camaraderie indéniable, une solidarité qu’on ne manque pas de relever dans les mains serrées, voire des enlacements.
Devant cette série bouleversante, on ne peut s’empêcher de se demander : nager masquée ainsi, ou promener son physique (plutôt ingrat) sur une plage publique qu’on imagine noire de monde comme c’est souvent le cas en Chine, ces masques Spiderman représenteraient-ils une protection solaire ou anti-moustique, ou bien une véritable protection de sa propre identité, de son “moi” dans une société chinoise où, souvent, l’individu est noyé dans l’anonymat d’une mer infestée de requins ? Que sont les pressions sociales, économiques, politiques et psychologiques de toutes sortes, d’où seul le plus fort sort gagnant ? D’un autre côté, certains masques “noirs” risquent d’évoquer 1) si on est innocent : ces débats interminables sur le port du voile à la plage, 2) si on est coupable : ces cagoules d’assassins barbares aux fusils d’assaut ou couteaux d’égorgeur à la main. Ce qui nous éloignerait quand-même trop loin de cette grâce des Vénus de Qingdao que Wu Zhengzhong nous fait le bonheur de savourer, ces étonnantes Vénus sorties des eaux qu’on ne se lasse pas de voir et de revoir.